Marseille : aux Beaux Mets, les détenus passent à table

• Stéphane Durand-Souffland


Un restaurant vient d’ouvrir ses portes au grand public dans l’enceinte de la prison des Baumettes. Condamnés à une courte peine ou sur le point d’achever leur séjour en cellule, des détenus encadrés par des professionnels œuvrent aux fourneaux  ou en salle pour servir des plats du niveau d’un bon bistrot  de quartier. Et préparer leur réinsertion.

Le mur d’enceinte de la prison des Baumettes, à Marseille, est orné, côté rue, de bas-reliefs. Ils symbolisent quelques-uns des vices qui précipitent l’être humain vers le cachot : l’avarice, la colère, la paresse, bien sûr. Mais aussi, qui l’eût cru, la gourmandise. Pourtant, un restaurant vient d’ouvrir ses portes au grand public de l’autre côté de la muraille. Un véritable restaurant, sans barreaux aux fenêtres, avec de la vraie vaisselle, de vrais couverts et de vrais clients. Aux fourneaux et en salle, encadrés par des professionnels, des détenus condamnés à une courte peine ou sur le point d’achever leur séjour en cellule. Le nom de l’établissement ? Les Beaux Mets.


Les conditions de sécurité chamboulent le rituel habituel. Ici, on ne vous demande pas si vous avez des allergies alimentaires, mais on vérifie votre casier judiciaire lors de la réservation sur le site internet, ce qui justifie un délai d’attente avant de recevoir la confirmation - les mineurs ne sont pas admis. Il n’y a pas de carte des vins, puisque l’alcool est proscrit des lieux de détention. On ne paye pas en liquide - pourboire possible lors du règlement par carte bancaire, pensez-y. Les responsables ont accroché au dernier moment une pendule en salle, car, comme partout, de plus en plus de clients se passent de montre et regardent l’heure sur leur portable. Or, les téléphones sont déposés à l’accueil dans une armoire sécurisée, ainsi que tous les objets métalliques. Autre spécificité : les couteaux et fourchettes sont recomptés régulièrement (il y en a soixante jeux, n’essayez pas d’emporter un souvenir). Ces détails mis à part, rien ne trahit la nature singulière de l’établissement une fois la serviette sur les genoux. Mais pourquoi ouvrir un restaurant aux Baumettes, site hérissé de grues depuis la démolition des bâtiments historiques bientôt remplacés par des locaux moins indignes ? Il s’agit d’un chantier de réinsertion. Le projet est né il y a environ cinq ans. Des expériences similaires ont déjà été menées dans plusieurs pays, notamment l’Angleterre et l’Italie, avec des résultats intéressants. La création des Beaux Mets a été portée par une association, Festin, en lien étroit avec le ministère de la Justice, sur la base d’un constat.

« Passerelle » vers le monde libre 

En France, 59 % des personnes sortant de détention récidivent dans les cinq ans. À cette statistique affligeante s’ajoute le fait que la plupart des délinquants condamnés n’ont aucune qualification professionnelle et que le monde du travail leur est souvent étranger au moment où ils commencent à purger leur peine. Comme son nom l’indique, Festin, fort de trente-cinq ­années d’expérience, mise sur les métiers de la restauration pour mettre en place des programmes de réinsertion spécifiques en milieu ouvert : La Table de Cana à Marseille ; Des Étoiles et des Femmes, qui accompagne des habitantes de quartiers défavorisés vers le CAP cuisine, avec la collaboration de chefs réputés ; Refugee Food, pour permettre à des cuisiniers réfugiés concernés d’exercer leur compétence.

« La cuisine est un vecteur de lien, une activité extrêmement fédératrice, explique Carole Guillerm, responsable du dossier Beaux Mets pour Festin. C’est aussi une école de rigueur, de dextérité, de respect, de partage et de créativité. De plus, le secteur est actuellement en tension, ce qui signifie qu’il y a des débouchés professionnels à la sortie, même si aucun des détenus ne s’engage à travailler dans l’hôtellerie ou la restauration. » Le restaurant monté de toutes pièces est assez bluffant : salle d’une quarantaine de couverts avec mobilier confortable (architectes Rougerie + Tangram et Atelier Maï), cuisine 100 % électrique (pas de gaz en prison, et puis c’est plus écologique) parfaitement équipée. Le budget est confidentiel. Mais, selon nos calculs, fondés sur les estimations d’un chef parisien, il faut compter au bas mot 200 000 euros pour une cuisine professionnelle et 75 000 euros pour l’aménagement d’une salle de 25 mètres carrés. En 2022, la Chancellerie a consacré 108,5 millions d’euros (+ 16 % par rapport à 2021) à la lutte contre la récidive et à la réinsertion des personnes « sous main de justice » (détenus ou sous surveillance électronique). L’initiative pilote des Beaux Mets s’inscrit dans la politique de préparation à la ­sortie et réinsertion, dotée de 29 millions d’euros. Pour mémoire, une personne détenue coûte 120 euros par jour en moyenne à la collectivité. Compte tenu de la surpopulation carcérale, la dépense nationale avoisine les 9 millions d’euros quotidiens.

Le personnel des Beaux Mets, divisé en deux brigades de 6 et 7 personnes, est recruté parmi les détenus admis à la structure d’accompagnement à la sortie (SAS), 80 places, que dirige Aurore Coulon. « Ce sont des personnes dont le reliquat de peine est de deux ans au maximum, admises après avis d’une commission pluridisciplinaire », précise-t-elle. Sous-entendu : les individus dangereux n’entrent pas à la SAS, même à l’approche de leur élargissement. « L’objectif est de suivre ces hommes à travers le projet pendant quatre mois au moins », ajoute Aurore Coulon. Soit une quarantaine d’élus par an - des femmes pourront participer au programme dans un second temps. Les cuistots et serveurs, rémunérés selon les règles en vigueur dans l’administration pénitentiaire (45 % du smic horaire), sont ensuite sélectionnés après un entretien individuel, durant lequel il s’agit de faire preuve « de motivation » pour bénéficier de cette « passerelle » vers le monde libre. Festin avait un peu rodé le projet en 2019 hors les murs, permettant à neuf stagiaires détenus aux Baumettes d’accéder à une formation en cuisine.

Pour encadrer les novices des Beaux Mets, il a fallu recruter des professionnels. Une femme chef, Sandrine Sollier, 35 ans, passée notamment par le 3-étoiles marseillais Le Petit Nice, s’occupe des marmitons. La carte a été élaborée avec l’aide de Michel Portos, ex-2-étoiles (le Saint-James à Bouliac, près de Bordeaux). Un maître d’hôtel, Marc Balthazard, 53 ans, autre ancien du Petit Nice et du palace londonien The Connaught, forme les serveurs. « Tout le monde est sur le pont à 8  h  30, et, ici, pas de surprise, on arrive à l’heure », sourit ce briscard de la salle, très investi dans le monde associatif.

« Les surveillants les regardent autrement »  

L’exigence est celle d’un « bistronomique » classique malgré l’inexpérience de presque tous les détenus embrigadés pour le service du déjeuner (le restaurant est fermé le soir) et formés sur le tas en moins d’un mois. « J’étais pizzaïolo, c’est la première fois que je travaille dans une cuisine plus raffinée », raconte Aziz*, veste blanche et large sourire, pendant qu’un collègue brique les murs de la cuisine et qu’un autre range les louches et autres écumoires dans un ordre bien précis. C’est Aziz qui a dressé l’entrée, le « monochrome végétal », une combinaison potimarron, patate douce, pickles et herbes. Le plus dur à maîtriser : le petit coup de cuiller pour dessiner une virgule crémeuse en bordure d’assiette.

Côté salle, ses camarades en chemise blanche et pantalon noir s’appliquent à déposer et débarrasser sans que la vaisselle s’entrechoque, servir les boissons (dont une sélection de « mocktails », cocktails sans alcool), ôter les miettes de pain d’un geste vif sans qu’elles tombent par terre et sans bousculer les convives. Tartare de daurade sous un dôme de verdure, frais et astucieusement assaisonné ; maquereau, céleri-rave, châtaigne et crème légère à la moutarde, goûteux et tout en contrastes ; pommes renversantes - une sorte de tatin déstructurée coiffée de chantilly maison, gourmande jusqu’à la dernière cuiller : les plats et le service sont du niveau d’un bon bistrot de quartier. Le menu (28 ou 35 euros), qui va changer au rythme des saisons, propose chaque jour le choix entre trois entrées, trois plats et autant de desserts.

« Dès qu’ils ont endossé la tenue (fournie par Festin, NDLR), on lisait sur leur visage un sentiment de fierté et d’apaisement, se félicite Aurore Coulon. Ils ont à cœur que ceux qui leur succéderont maintiennent le niveau. » Même s’ils ne pourront pas venir vérifier eux-mêmes, à cause de leur casier judiciaire. « Les surveillants les regardent autrement », renchérit Marc Balthazard. Claudette, la fonctionnaire chargée de l’accueil le jour de notre visite - « vous allez vivre » - est enthousiaste. « J’en ai vu avec des bananes comme ça, ça fait plaisir ! », confirme celle que tous les détenus surnomment « Patate douce » («  parce que je suis ronde et très douce »). Les Beaux Mets débordent de projets : plats à emporter pour le personnel pénitentiaire, création d’un mocktail du mois, interventions et master class de chefs étoilés pour mettre à la carte des « plats signatures » élaborés avec les détenus… Et extension de l’expérience à d’autres établissements. Depuis l’ouverture, le 15 novembre, les réservations se multiplient. Certains ont déjà retenu leur table pour la mi-janvier. Des randonneurs ont quitté les calanques toutes proches pour tenter l’expérience. Aziz et ses collègues de cuisine ont du pain sur la planche. Chaque coup de feu aux Beaux Mets porte pour eux, cette fois, l’espoir de ne plus jamais franchir, dans le mauvais sens, la muraille aux bas-reliefs.

Le Figaro - le 28 novembre 2022

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