Le décret Caivano, adopté en 2023 et visant à lutter contre les « babys gangs » en Italie, a aggravé la surpopulation carcérale, déjà préoccupante, dans les instituts pénaux pour mineurs (IPM). Une situation dégradante et oppressante pour les jeunes détenus, qui complique le travail des opérateurs du milieu et inquiète les associations. Reportage à Trévise, le centre le plus surpeuplé d’Italie.
Italie: les prisons pour mineurs de plus en plus violentes
— framafad paca corse (@WaechterJp) December 7, 2024
La surpopulation carcérale dans les instituts pénaux pour mineurs (IPM) est une situation dégradante et oppressante pour les jeunes détenus. @LaCroix pic.twitter.com/SzrInDKiVH
De notre envoyée spéciale
Mains dans les poches, casquette vissée sur la tête, Kylia (1), 17 ans, les épaules voûtées, rappe devant ses deux camarades de cellule et son professeur de musique. Ils préparent un concert, à l’occasion de la Journée contre les violences faites aux femmes. La mâchoire serrée, comme s’il n’assumait pas complètement le beau texte qu’il a écrit à cette occasion, il entonne : « Chaque larme qui coule est une femme que l’on n’a pas crue, chaque larme versée est une femme que l’on n’a pas soignée, 25 novembre, mettons fin à la violence contre les femmes. »
Bradley (1), 18 ans, tente, lui, de raconter son enfance, seul aux côtés de sa mère battue par son père alcoolique. Un texte qu’il débite d’une voix puissante, à la vitesse de l’éclair. « Les fenêtres cassées, les traces de sang dans le couloir, les poches de glace sur le visage tuméfié de ma mère, sa chemise pleine de sang, la rage insatiable de mon père. Tous ces traumas qui m’ont rendu instable. »
Comment expliquer la violence à des jeunes qui, pour la plupart, n’ont connu que ça ? La violence familiale, celle d’être marginalisés par la société, de ne pas avoir eu les mêmes chances de départ, à laquelle s’ajoutent désormais la colère et la rage d’être enfermés dans quelques mètres carrés, privés de libertés fondamentales, dans des conditions souvent indignes.
Girolamo Monaco, le directeur de l’institut pour mineurs (IPM) de Trévise (nord de l’Italie), où Kylian, Bradley et 20 autres jeunes sont incarcérés en ce moment – une structure prévue pour en accueillir 12 –, a vu cette violence évoluer ces dernières années. Dans son petit bureau, une photo des juges siciliens Giovanni Falcone et Paolo Borsellino assassinés par la mafia, des inscriptions et des lettres d’anciens jeunes détenus accrochées au mur résument sa carrière. Ce Sicilien de 60 ans a dédié sa vie à la justice des mineurs et dresse un constat : « Il y a une hausse de la violence des jeunes envers les individus, les délits ont changé, on ne vole plus pour posséder quelque chose, mais pour s’en prendre aux personnes. Le principal motif d’incarcération des mineurs est “la rapina” – comprendre, le vol avec violence. Les crimes graves, les homicides ou tentatives d’homicide ont aussi augmenté. Nous sommes face à une urgence sociale grave. » Selon lui, le décret Caivano est le « symbole de cette violence explosive, devenue incontrôlable ».
Le décret Caivano a été adopté à l’automne 2023, après une affaire particulièrement sordide survenue pendant l’été : le viol, à plusieurs reprises, de deux petites cousines de 10 et 12 ans par un groupe de mineurs, à Caivano (Campanie). Soucieuse de rassurer l’opinion publique, Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement d’extrême droite italien, s’était empressée de réagir avec un décret spectaculaire, très répressif, et aux conséquences désastreuses pour les jeunes comme pour les employés du secteur. Parmi les mesures, l’alourdissement des peines pour les infractions mineures, la facilitation de la détention provisoire et l’accélération du transfert des jeunes vers les prisons pour adultes à leur majorité.
Résultat, en 2024, pour la première fois en Italie, le nombre de prisonniers mineurs a dépassé les 500 individus, comme le pointe l’association de défense des détenus, Antigone, dans son rapport de cet automne. Elle recense 569 jeunes emprisonnés, en septembre 2024, contre 392 en octobre 2022. Le nombre des incarcérations est passé de 760 en septembre 2023, à 890 un an plus tard. Sur les 17 IPM de la péninsule, 12 sont en situation de surpopulation et les autres sont à la limite. Celui de Trévise a accueilli jusqu’à 27 mineurs pour 12 places disponibles. Idem à Beccaria, à Milan où ils sont 54 pour 37 places prévues.
Une situation catastrophique, qui le serait encore plus si les transferts des adolescents à leur majorité n’avaient pas, eux aussi, augmenté de 88 en 2023 à 123 en 2024. « Notre système pénitentiaire valorisé pour son faible recours à l’enfermement, au profit de peines alternatives comme les communautés ou les familles d’accueil, n’est pas préparé pour ça, déplore Mauro Palma, ancien garant national des détenus et président du centre de recherche pénal européen de l’université Rome III. La surpopulation crée du désordre, de fortes tensions entre les jeunes et rend le travail des éducateurs et agents pénitentiaires impossible. »
Une réalité dénoncée aussi par Valentina Calderone, garante des détenus de l’IPM de Rome. Habitué à une jauge de 40 détenus, il accueille désormais plus de 60 jeunes. Une situation ingérable selon elle. « Les tensions sont très fortes, on a beaucoup plus de rixes qu’avant et c’est devenu impossible de faire les activités. Les jeunes restent enfermés toute la journée car on ne peut pas les gérer. C’est catastrophique. Sur le long terme, le résultat sera terrible », s’alarme-t-elle. Dans son rapport, Antigone recense également ces derniers mois un nombre inquiétant de rixes, révoltes et incendies volontaires.
À Trévise, centre le plus surchargé d’Italie, des cellules de quelques mètres carrés, prévues pour deux ou trois, logent désormais cinq ou six personnes, entassées sur des matelas de fortune. Autrement dit, six personnes se partagent une salle de bains d’un mètre carré, composée d’un petit lavabo et de toilettes turques qui font aussi office de douche. Les salles de classe sont trop petites pour accueillir tout le monde, la cuisine aussi. La préparation des repas est externalisée, privant les jeunes de cette activité de groupe nécessaire à leur parcours personnel, et avec des conséquences évidentes sur les plats. « La nourriture est dégueulasse, on mange des pâtes et du riz à la tomate tous les jours, les toilettes, la douche, tout est dégueulasse. On n’a pas de terrain de foot, pas d’endroits pour se défouler, on a l’impression que tout est fait pour nous faire péter un câble », lâche Bradley, exaspéré. « Si on tient, c’est grâce à eux », ajoute-t-il.
Eux, ce sont les éducateurs, enseignants, professeurs de musique, de cuisine, et agents pénitentiaires, sans oublier le directeur. Ils passent leurs journées à courir partout, ouvrir et fermer des portes à clé, dès qu’un jeune appelle en criant « assistant » depuis sa cellule, à se démener pour dépasser le manque de moyens et d’infrastructures. Comme cet agent qui, faute de médiateur, a improvisé une conversation en albanais, à l’aide de Google traduction, pour parler aux parents d’un détenu. Maria Concetta Bonetti, dite « Titti », encadre le parcours scolaire des jeunes de l’IPM depuis dix ans. Sa méthode ? Pas de cours magistraux, mais un suivi personnalisé afin de valoriser l’individu, leur donner un maximum d’attention. « Je suis prête à soulever des montagnes, mais c’est impossible de faire un suivi individuel pour autant de personnes », confie la Napolitaine.
Repères - Une situation préoccupante dans les prisons pour adultes
Selon le rapport Antigone, en un an, 4 000 nouvelles personnes ont été incarcérées. L’Italie compte 62 000 prisonniers pour 47 000 places, soit un taux de surpopulation de 130 %. Dans certains établissements, ce taux varie entre 150 et 200 %. Il manque 15 000 places et 18 000 gardiens.
Depuis le début de l’année, 77 détenus et 7 gardiens se sont suicidés. Les associations alertent sur la possibilité de dépasser le triste record de l’an dernier, quand 80 personnes s’étaient donné la mort.
Les associations alertent sur le risque que la situation s’aggrave encore davantage avec le décret sécurité adopté à l’automne. Le texte prévoit la création de 14 nouveaux délits, dont celui de résistance passive visant les manifestants.
L’un des effets collatéraux du décret a été d’augmenter le nombre de très jeunes en détention provisoire. « Je me retrouve avec des enfants de 14 ans et d’autres de 24 ans. Ce n’est pas du tout le même profil, ni la même capacité de concentration, de gestion des émotions, poursuit l’enseignante. On sait que des jeunes de 14 ans n’ont rien à faire là, on mélange des bébés accusés d’avoir volé un sac avec des jeunes adultes qui savent vendre de la drogue, tuer… La prison, c’est l’école du crime, on le sait. »
« C’est une réponse émotive à un problème social. On nettoie la rue, mais c’est une façade, le problème demeure », déplore Barbara Fontana, éducatrice à l’IPM. « Les délits ont évolué, mais le problème de fond, la détresse sociale, reste le même », poursuit-elle. Éducatrice depuis vingt ans, elle attribue cette hausse de la violence à une crise identitaire des jeunes Italiens. « On se retrouve face à des immigrés de deuxième ou troisième génération, nés en Italie, mais à la culture arabe. D’un côté, ils n’ont pas les mêmes opportunités que les Italiens de souche, de l’autre, ils ne se reconnaissent pas dans la culture de leurs parents. Ils n’ont pas de repères et les parents sont dépassés », explique Barbara Fontana.
L’autre nouveauté, selon elle, est l’usage considérable de médicaments psychiatriques (Fentanyl, opiacés) à usage récréatif, qui coûtent moins cher que la drogue. Le rapport aux drogues douces a, lui aussi, évolué, « le cannabis n’est plus une drogue associée à la fête, mais une automédication quotidienne pour gérer l’anxiété ». Enfin, il y a, selon elle, de plus en plus de jeunes qui souffrent de troubles psychiatriques et devraient être suivis dans d’autres structures plus adaptées.
De retour dans le bureau du directeur, Girolamo Monaco résume : « En prison, la violence est partout, c’est inutile de le cacher. Le seul remède qu’on a, c’est la présence, l’attention portée aux jeunes. Il faut savoir entendre cette détresse sociale, car elle est le produit de notre société. » Autrement dit, il faut investir dans le social plus que dans la répression. « Un avion tricolore en moins et une école en plus », s’amuse-t-il. Il conclut : « Les monstres n’existent pas, c’est la société qui les fabrique. » Résonnent les paroles de la jeune Elena Cecchettin, après l’assassinat de sa sœur par son ex-compagnon, Filippo, en novembre 2023 : « Filippo n’est pas un monstre, il n’est pas malade, c’est le fils sain d’une société marquée par le patriarcat et la culture du viol. »
(1) Le prénom a été changé.
Laure Giuily
La Croix, le 2 décembre 2024