Depuis quand subissez-vous des projections ? (de colis, NDLR) — Depuis 1867, date de création de la prison de la Santé. C’est une prison de centre-ville, il y a toujours eu des projections et il y en aura toujours. »
Plongée dans la maison d’arrêt de la Santé, où la pratique du « yoyo » fait rage
— framafad paca corse (@WaechterJp) June 15, 2024
Ça se passe ainsi depuis 1867, date de création de la prison de la Santé. C’est une prison de centre-ville, il y a toujours eu des projections et il y en aura toujours. » @Le_Figaro pic.twitter.com/3V4ob4bv8H
• Paule Gonzalès
Placide, Bruno Clément-Petremann, directeur de l’établissement pénitentiaire parisien depuis 2019, fait faire le tour du propriétaire à Olivier Marleix, président du Groupe LR d’une Assemblée nationale pas encore dissoute ce vendredi 7 juin.
Le parlementaire a peu goûté que le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti - répondant à une question du député Minot sur le fait que les prisons sont des passoires -, ait préféré biaiser sa réponse en évoquant la séparation des pouvoirs au sujet de l’enquête sur Mohamed Amra, dont la sanglante évasion a défrayé la chronique la semaine du 11 mai.
Le ministre de la Justice affirme n’avoir appris que par voie de presse que ce détenu avait dans sa cellule neuf téléphones, des stupéfiants, une chicha… Autrement dit, tout le confort moderne du petit chef de la criminalité organisée qui poursuit une vie presque normale en prison, jusqu’à bénéficier des services d’une prostituée qui se faisait passer pour sa sœur lorsqu’il était incarcéré à la Santé, justement.
« Le garde des Sceaux fait mine de ne pas savoir que tout entre en détention et qu’il y a des projections », s’insurge Olivier Marleix en arpentant le chemin de ronde de la Santé, établissement pénitentiaire devenu un modèle depuis sa rénovation en 2019. Malgré tout, le fléau des projections n’épargne aucune prison française, et le député a tenu à se rendre compte par lui-même de cette réalité : « Il faut une volonté qui tienne au-delà de l’émotion. Nous ne pouvons plus accepter que nos agents soient en première ligne face à des malfrats qui peuvent commanditer des meurtres depuis leur cellule ou organiser des extractions médicales, moment de grande fragilité pour les personnels. Il faut aussi colmater les brèches des prisons. »
A la Santé, le chemin de ronde est si étroit entre les hauts murs, qui bordent le boulevard Arago, et le barbelé concertina qui hérisse la cour de promenade du bâtiment QB2, que c’est à main d’homme que, toute la journée, sont lancés des colis récupérés par les détenus. Prises dans les résilles de métal, des bouteilles d’eau en plastique ont servi de lest aux lanceurs. La forte odeur de cannabis qui flotte dans l’air dit tout de la consommation de stupéfiants en détention.
« En fonction de l’heure, ils savent à qui est destinée la projection. Ils se regroupent pour dissimuler ceux qui vont en bénéficier et ils se dispatchent le contenu. Cela va extrêmement vite. Si vite que même le surveillant en charge de la promenade, et placé en surplomb dans la guérite, a du mal à repérer les mouvements », souligne le directeur d’établissement. « Quand on y parvient, on fouille. Mais ça ne donne pas toujours quelque chose dans la mesure où, bien souvent, ils cachent le contenu dans des endroits du corps que je ne peux pas nommer », renchérit un homme que les détenus appellent « Kendji », en raison de sa ressemblance avec le chanteur gitan. C’est un Elac, chargé de la sécurité et de la prévention des troubles dans les établissements pénitentiaires ou lors des déplacements internes. En poste depuis plusieurs années, il maîtrise à la perfection l’art du « yoyo ». Cet objet typiquement pénitentiaire, « fait de bandelettes de tissu agrémenté d’une fourchette qui permet de récupérer, au bas des cellules, des filets de pomme de terre dans lesquels sont glissés viande, haschich, téléphone, etc. ». Un jeu de patience, « complexe » qui « nécessite du temps », souligne le surveillant.
Pas plus tard que le matin même, Bruno Clément-Petremann et le commissaire de police du 14e arrondissement faisaient le tour de l’établissement quand deux colis ont atterri à leur pied. « C’est tout le temps, de jour comme de nuit », note le directeur de la Santé, qui affirme que les projections se font aussi par des tiers depuis la cour de l’école maternelle qui jouxte la prison, côté rue de la Glacière. De quoi mettre les nerfs en pelote de tous les riverains.
Le patron des lieux insiste sur la démultiplication des projections à cause de la surpopulation carcérale. Avec 1 080 détenus pour 706 places, la Santé affiche un taux d’occupation de 150 %. Une vétille par rapport à d’autres établissements. Toutes les cellules ont été doublées pour éviter les matelas au sol. « Ce n’est pas vrai que les prisons sont des passoires. Il y a de plus en plus de projections, parce qu’il y a de plus en plus de détenus. Si beaucoup de choses entrent, nous en interceptons également beaucoup », affirme-t-il. Sur 1 500 téléphones saisis par an dans l’établissement, un tiers le serait par interception de projections, estime-t-il.
Cette surpopulation carcérale est un frein redoutable aux fouilles de cellules, précise le directeur en ouvrant l’une d’elles dans le quartier des prévenus. Un jeune homme à la peau pâle et aux cheveux longs, canines en argent massif, est assis sur le lit superposé du haut. Arrêté pour meurtre « lors d’un braquage qui a mal tourné », dit-il, il est là depuis février et attend sans hâte de rencontrer son juge. Les projections ? Non, vraiment, jamais entendu parler. Les téléphones, non non, il n’en a pas. La cellule, qu’il vient de passer soigneusement à la javel, regorge d’objets et de réserves alimentaires sans doute « cantinés » (achetés en interne) : les siens et ceux de son nouveau colocataire. « Comment voulez-vous fouiller des cellules si encombrées ? Sachez pourtant que nos surveillants font des miracles », tient à souligner Bruno Clément-Petremann.
L’avis diverge quelque peu lorsque Nadia Labiod, capitaine pénitentiaire et déléguée syndicale pour l’Ufap-Unsa, prend la parole, entourée de deux jeunes surveillantes. « Depuis la réouverture de l’établissement, nous demandons des filins anti-projections, mais rien, se désespère-t-elle. Nous retrouvons de tout, même des couteaux. » Selon elle, la situation s’est aggravée par rapport à 2014, année de la fermeture de l’établissement pour sa réhabilitation. « Nous avions des rondes de policiers autour de l’établissement, de jour comme de nuit. Et cela nous a été enlevé », soupire-t-elle. La création d’équipes de sécurité périmétrique, pouvant intervenir sur les domaines pénitentiaires, ne devrait pas changer la donne. « Car, comme la Santé est une prison de centre-ville, elle ne possède pas de domaine et notre pouvoir et notre compétence s’arrêtent à son portail », rappelle Bruno Clément-Petremann. P. G.
Le Figaro - le 14 juin 2024