« De la prison, on sort toujours plus délinquant qu’on était », alertait Michel Foucault en 1973. À Tarnos, dans les Landes, une ferme du mouvement Emmaüs accueille des détenues en fin de parcours carcéral, pendant quelques mois, afin de leur offrir les meilleures chances de s’en sortir une fois libres. Ce lieu unique en France fait ses preuves, montre un faible taux de récidive et pose la question : est-il possible de punir autrement ?
Les fermes Emmaüs, une alternative à la prison
— framafad paca corse (@WaechterJp) June 16, 2024
À Tarnos, dans les Landes, une ferme du mouvement Emmaüs accueille des détenues en fin de parcours carcéral, pendant quelques mois, afin de leur offrir les meilleures chances de s’en sortir une fois libres. @AlterEco_FR
• texte Morgane Jacob
«Je préfère être là que dans ma cellule », souffle Laurène, arrivée la veille à la ferme Emmaüs Baudonne. Les pieds dans ses chaussures de sécurité flambant neuves, elle foule l’herbe de la vaste exploitation agroéco-logique landaise. Quelques heures plus tôt, cette femme de 36 ans était incarcérée à l’autre bout de la France. Elle s’active désormais dans une serre qui accueillera, très vite, des plants de tomates. Sous une serre voisine, Diana prépare des semis de choux chinois. Méticuleuse, elle dépose de toutes petites graines sur le terreau. Elle aussi vient d’arriver, et ce qui la frappe, c’est « l’air libre, la liberté quoi. On est toujours accompagnées par des bénévoles, mais ce n’est pas pareil, on est en autonomie, indépendantes, la confiance est là. » Au sein de la ferme, elles sont une dizaine de détenues, affairées au quotidien dans les champs, à la vente des légumes ou en cuisine. Après des années d’incarcération, elles viennent terminer leur sanction pendant une période allant de six mois à deux ans, toujours « écrouées » mais sans barreaux ni barrières. Sur décision d’un juge d’application des peines, elles sont hébergées et s’engagent à travailler tout en disposant d’un accompagnement socioprofessionnel. Un règlement intérieur définit leurs devoirs et leurs droits. Elles peuvent par exemple prendre une voiture pour se rendre dans une commune voisine sans aucune surveillance. Tout repose effectivement sur la confiance, comme un contrat moral qui lie les résidentes à la ferme.
Du jour de son arrivée, il y a près d’un an, Elsa* se rappelle la cigarette allumée dehors à la nuit tombée, celle qu’elle voyait tant de gens fumer depuis la fenêtre de sa cellule. Mariée en détention à Chloé*, qui se genre au masculin, elle peut enfin pleinement vivre sa vie de couple. À Tarnos, elle retrouve une dignité trop souvent bafouée au cours de ses années de détention : « En prison, on perd notre identité, on devient un numéro d’écrou. Ici on nous considère encore comme des détenues mais on nous voit comme des personnes, il n’y a plus de fouille à poil, d’intrusion dans la vie privée, on redevient Madame. » Au calme et sans entraves, ces femmes peuvent se reconstruire et préparer leur vie d’après, « la vraie vie » comme la définit Laurène, « la vie de dehors ».
Atténuer le choc du retour à la liberté
Dans ce projet, le travail joue un rôle central. Rémunéré au Smic sur 26 heures hebdomadaires, il permet de redéfinir un rythme, de redonner des responsabilités et une autonomie à un public qui en a longuement été privé. Le maraîchage bio apparaît idéal pour cette démarche : « Le fait d’être dehors, quand on a été enfermé des années, ça a un impact hyper positif », sourit Alexandre Azarian, encadrant technique d’insertion qui souligne l’utilité « de travailler avec du vivant, de voir l’évolution, de partir vraiment d’une graine, de planter, de pouvoir récolter et après vendre… il y a une implication qui se fait parce qu’il faut en prendre soin. » Chaque semaine, les résidentes de Baudonne vendent le fruit de leur travail à la ferme et sur le marché de Bayonne. Si elles côtoient tous les jours des bénévoles, ces moments de vente sont l’occasion de recréer le lien rompu avec le reste de la société. « C’est hyper valorisant car vous avez les clients en face de vous, pour la plupart ils viennent simplement acheter les légumes, ajoute Alexandre Azarian. Des gens qui ne les identifient pas comme détenues mais comme personnes lambda. » Semaine après semaine, les activités maraîchères et commerciales, les rendez-vous médicaux, sociaux, professionnels et les tâches du quotidien constituent un chemin pour atténuer le choc de leur retour à la liberté. Au bout de leur séjour, elles sont censées avoir trouvé un logement et un emploi, afin de limiter autant que possible le risque de récidive. Le système fait ses preuves : alors qu’à l’échelle nationale, le taux de récidive après un séjour en prison est de 63 %, à Baudonne, seules six femmes sur les 40 passées par la ferme sont retournées en prison, au cours de leur séjour ou après leur libération.
« On considère que la souffrance, l’humiliation, ce n’est pas un terreau sur lequel peut jaillir le citoyen nouveau ou la citoyenne nouvelle. »
Éloge de l’anti-prison
Gabi Mouesca, ancien président de l’Observatoire international des prisons (OIP), a fondé cette ferme en 2020. Au quotidien, le directeur des lieux réalise une utopie. « On peut sanctionner autrement que par la peine uniquement génératrice de souffrance et d’humiliation qu’est la prison, plaide-t-il. On considère que la souffrance, l’humiliation, ce n’est pas un terreau sur lequel peut jaillir le citoyen nouveau ou la citoyenne nouvelle. » Selon lui, le modèle des fermes – et plus largement du placement à l’extérieur comme aménagement de peine – n’entame en rien les fonctions assurées par la prison, tant correctives que préventives, au contraire. « Ce n’est pas le Club Med ici », assure-t-il. Un long processus de sélection précède l’arrivée des détenues, pour garantir à la fois leur amendement et leur capacité à prendre part à cette nouvelle forme de vie collective. Un juste équilibre entre contraintes et liberté se construit ensuite, avec la perspective d’un retour en prison en cas de rupture de cet engagement.
Gabi Mouesca, militant et membre d’Iparretarrak¹ dans sa jeunesse, a lui-même été en prison pendant 17 ans. De cette période derrière les barreaux, il a gardé une haine viscérale de l’univers carcéral et un engagement humaniste à toute épreuve. S’il se présente aujourd’hui comme un « sous-citoyen », toujours privé de ses droits civiques 23 ans après sa remise en liberté, cet homme de 62 ans concrétise au quotidien un engagement citoyen en faveur de la population minoritaire des femmes, notamment transgenres, sous main de justice : « Dans l’inconscient populaire, elles sont un petit peu les sorcières d’antan, elles n’intéressent personne parce qu’elles sont pauvres, elles ne votent pas, leur environnement familial, amical, est du même tonneau. »
Système carcéral à bout de souffle
Alors que la surpopulation carcérale en France atteint des records et s’élève à près de 125 % en mars 2024, les défenseurs du placement en milieu extérieur plaident pour une refonte du système. « Tout le monde sait que depuis presque 200 ans, ce que produit la prison c’est de la merde. Il y a 65 % de récidive dans les cinq ans parmi les gens qui passent par la case prison, martèle Gabi Mouesca. Si on appliquait les règles du capitalisme pur et dur, les prisons seraient fermées parce qu’une usine qui produit de la merde, on la ferme. » Son discours militant trouve écho dans un rapport commandé à l’Observatoire de la justice pénale en 2021 par Yaël Braun-Pivet, alors députée. Il fait ce constat lapidaire : « La prison ne fonctionne pas mais pour l’opinion publique il n’est pas envisageable de punir autrement. »
En France, l’idée d’ouvrir les prisons de manière institutionnelle et orchestrée par l’administration pénitentiaire, n’est pas nouvelle, mais il demeure une grande frilosité à la mettre en œuvre. Depuis 1948, le centre de détention de Casabianda-Aléria, en Corse, accueille et emploie des hommes, principalement des auteurs d’infractions sexuelles intrafamiliales, dans un vaste territoire agricole sans clôture ni mirador. En Dordogne, il existe également une prison semi-ouverte au cœur de la commune de Mauzac. Ces deux établissements représentent moins de 1 % du parc carcéral français. En comparaison, au Danemark, un tiers des détenus sont placés dans des prisons ouvertes. Face à ce retard français, le monde associatif s’organise. De nombreuses associations conventionnées construisent des partenariats avec l’administration pénitentiaire pour accueillir des personnes privées de liberté. La plupart d’entre elles ne proposent que le logement ou l’insertion par le travail, et non les deux à la fois. Dans cette démarche, Emmaüs fait office d’exception avec cinq structures en fonctionnement et quatre en projet. Gabi Mouesca aimerait voir d’autres citoyens s’emparer du modèle pour le répliquer. « Ce serait complètement possible mais l’esprit Emmaüs, l’accueil inconditionnel dans la fraternité, on ne le retrouve pas dans toutes les associations du milieu judiciaire », alerte Sarah Dindo, experte en alternatives à la prison. Consultante et formatrice en probation, elle regrette le manque d’engagement du gouvernement pour ce sujet : « Il délègue parce que ça coûte trop cher. Le fait que ce soient des lieux de vie avec hébergement, des structures qui assurent tout, c’est un budget important pour le service public, alors qu’une journée en détention coûte trois fois plus cher qu’une journée en placement extérieur. »
* Prénoms modifiés
- Organisation politico-militaire basque fondée au début des années 1970.
SocialAlter - le 15 juin 2024