Né à la prison de Rennes, le bébé était « invisible »

Un frère et sa sœur, benjamine d’une fratrie bretonne, ont découvert, après le décès de leurs parents, ce qu’on leur avait caché : l’aîné a vu le jour en prison où, après la guerre, sa mère avait été incarcérée.


• Angélique CLÉRET

Témoignage

La photo du mariage de ses parents n’existe pas. Voilà ce que lui avait répété sa mère. Pas d’argent, pas de cliché où se figent la robe blanche et les sourires de jeunes amoureux. Les choses étaient comme ça. Ça ne dérangeait pas vraiment Angèle (1), qu’il n’y en ait pas.

Mais elle le sentait, « quelque chose n’avait pas été dit ». Petite fille, elle avait fouillé dans un tiroir fermé à clef, pourtant interdit aux enfants. « J’avais vu, dans le livret de famille, que mes parents s’étaient mariés après les années de naissance de mes deux frères. » À la maison, il n’en est jamais question. Les Bretons sont pudiques et taiseux, dit-il. « Ma mère et mon père étaient discrets. On ne disait rien. » Alors bien droite, dans le rang, elle aussi se tait.

« Je pensais qu’il y avait un enfant caché »

Les choses ont changé quand sa sœur aînée est décédée, il y a vingt-deux ans déjà. En rangeant la bibliothèque de la défunte, Angèle est tombée sur un bouquin qui renfermait une image en noir et blanc. C’était le visage de sa mère, à côté de son père. Leur photo de mariage.

Et puis, comme elle entreprend des recherches généalogiques, moins pour dessiner un arbre de filiations que « pour comprendre », Angèle découvre, il y a deux ans, ce qu’on ne voulait pas qu’elle sache. « J’ai retrouvé les fiches de paie de mon papa, qui était chauffeur. L’entreprise lui accordait des jours de naissance. Il y en avait en mai 1950, mais je n’avais ni frère ni sœur né cette année-là. » Ça y est, elle sait, croit-elle. « Les non-dits, je pensais que c’était parce qu’il y avait un enfant caché, élevé ailleurs. »

Son frère aîné, Ronan (1), pose lui aussi quelques questions. Une, surtout, qui le taraude. « Pourquoi suis-je né à Rennes et pas dans la même ville que les autres ? » À lui non plus, personne ne répond. « C’était comme ça. Ma mère ne voulait pas en parler. Et moi, je n’étais pas trop curieux. » Alors il n’insiste pas.

« Je ne voyais ni maternité, ni hôpital dans cette rue »

Collectionnant les archives familiales, Angèle veut obtenir l’acte de naissance de son aîné. « À la mairie, on m’a déclaré : “C’est un cas particulier. C’est à votre frère d’en faire la demande lui-même, s’il est encore vivant.” » Sur l’extrait qu’il reçoit, Ronan est né au n° 18 de la rue de Châtillon, à Rennes. « J’ai regardé sur Google Maps, je ne voyais ni maternité, ni hôpital, dans cette rue, retrace Angèle. J’ai téléphoné à des commerçants, pour essayer de savoir ce qu’il y avait là. Et j’ai réalisé que mon frère est né en prison, à la Maison centrale de Rennes. »

La sœur est bouleversée. « C’était un vrai choc. Cette nouvelle m’a complètement étouffée. » Ronan, 70 ans passés, est mis devant « le fait accompli, dit-il. Ça m’enlève un poids de savoir. Mais c’est comme ça, c’est la vie. » Les émotions ne se montrent pas davantage, chez lui.

Les deux Bretons découvrent que leur mère a été incarcérée, plusieurs années. Parce qu’elle a avorté. Volé lapins et poulets aux voisins. « C’était la vie, très dure pendant la guerre. Du côté de notre maman, c’était la misère noire », résume Ronan. Puis elle prend son vélo à un Allemand. Nouvelle condamnation. Et avec des copines, elle cambriole une maison. Ce sera sa peine la plus lourde. Un an et demi de prison ferme. « On me sortait des tas de documents, aux Archives. Des papiers où je voyais ses empreintes. Sur les registres d’écrou, je lisais sa description, je savais comment elle était habillée. C’était bouleversant. Je n’émets aucun jugement, mais ça m’ennuie. Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit ? », questionne Angèle.

« J’étais un cafard. Je ne devais pas être là »

Le bébé né dans les geôles a seulement été ondoyé. Comme pour les nouveau-nés dont on craint pour la vie, l’eau lui a été versée sur la tête, les paroles sacramentelles ont été prononcées, et voilà. Pas de rites, ni les prières habituelles.

« J’étais un cafard. Je ne devais pas être là. Je n’étais personne, je n’avais pas de matricule, exprime Ronan. Les enfants ne sont pas recensés sur les registres. J’étais un vivant invisible. » Entre 1947 et 1952, 29 bébés sont nés, sans matricule, à la Maison centrale de Rennes.

La mère et l’enfant ont été transférés à la prison Jacques-Cartier, un peu plus loin. Dans l’aile ouest, réservée aux femmes. « J’ai commencé à exister à quatre mois, quand maman est sortie de prison. » Le fils est reconnu le 20 juillet 1948, date à laquelle les portes de l’établissement pénitentiaire s’ouvrent. Définitivement. Le couple se retrouve à l’extérieur. Se marie. Ronan sera baptisé en mai 1950, année des congés accordés au père, par son employeur. D’autres enfants naîtront.

Les parents sont aujourd’hui décédés. « Ils ont passé leur vie à nous cacher les difficultés qu’avait connues notre mère. Peut-être parce qu’ils avaient honte. Ou pour nous protéger », suppose Ronan.

Sa sœur acquiesce : « On est orphelins, lâche-t-elle. On manque d’une explication. Alors moi, je vais continuer à chercher. »

(1) Les deux témoins ont souhaité conserver l’anonymat. Nous avons remplacé leurs prénoms par ceux de leur choix.

« La prison : peine(s) familiale(s) ? », c’est le thème d’une conférence-débat, organisée dans le cadre des Journées nationales de la prison, par le Collectif prison Rennes, jeudi 14 novembre, à 19 h, au Musée des Beaux-arts de Rennes, quai Émile-Zola. Ce collectif regroupe un ensemble d’acteurs associatifs agissant à l’intérieur et à l’extérieur des établissements pénitentiaires, directement avec les personnes détenues ou avec leurs proches.

Auparavant, à 17 h 30, « 13 octobre 1761… Une affaire judiciaire… Un drame familial ! », lecture et analyse flash de « La malheureuse famille Calas », une gravure de Louis Carrogis (1717-1806).

OUEST-France - le 10 novembre 2024

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