Violences, narcotrafic, surpopulation… Le monde pénitentiaire au bord de la rupture

Personnel de l’invisible, les surveillants de prison connaissent un malaise sans précédent, illustré lors de l’attaque du fourgon au péage d’Incarville où deux agents ont été tués.


• Paule Gonzalès

Tu n’as rien vu à Hiroshima », écrivait en 1959 Marguerite Duras sur le phénomène de déni et l’impossibilité de comprendre ce que l’on ne voit pas. Précisément ce qui ­touche les personnels pénitentiaires, la troisième force de sécurité en France, totalement ignorée et en mal de reconnaissance. Jusqu’à ce qu’elle fasse irruption dans l’opinion publique, le 14 mai dernier, lors de l’attaque du fourgon pénitentiaire au péage d’Incarville, dans l’Eure. Bilan : deux morts, trois blessés graves. Et un coin du voile qui se lève sur l’envers du décor des prisons et leurs métiers de « l’invisible ». Car, comme le souligne Sébastien Nicolas, secrétaire général de FO Direction pénitentiaire, « sur la pénitentiaire, il n’y a ni films ni documentaires et, dans la hiérarchie institutionnelle d’un département, nous sommes tout au bout de la chaîne alimentaire ».


Voilà plusieurs mois, années, que les professionnels de la justice alertent sur l’état pénitentiaire de la France. Il confine aujourd’hui au malaise, il sera demain une crise. Les racines du mal : une surpopulation qui dépasse désormais les 80 000 détenus pour 61 570 places opérationnelles, des taux de remplissage qui frôlent parfois les 170 % pour les établissements les plus encombrés, et 3 301 matelas au sol, soit une hausse de 53,7 % en un an, malgré le plan de construction de 15 000 places de prison d’ici à 2027.

La Place Vendôme paie encore l’obstination idéologique de Christiane Taubira qui, en 2013, a stoppé net le plan Sarkozy prévoyant 13 000 places, le passage express du garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, qui n’a pas pu redresser la barre, et la résistance têtue de Nicole Belloubet, qui a préféré faire voter, en 2020, une loi mettant la prison hors la loi plutôt que d’accélérer le mouvement de construction. L’actuel ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, fait donc ce qu’il peut. À marche forcée, mais déjà dépassé. Les 15 000 places de prison promises pour fin 2027 ne seront que 4 500 à la fin de l’année, pour la moitié des 50 établissements construits. « Deux mille cinq cents places sont immobilisées par des blocages politiques », rappelle la Chancellerie.

La tension est telle que même les maisons centrales et les centres de détention frisent la saturation. « Au-delà de 80 % de remplissage, une maison centrale est une poudrière car ce sont les profils les plus dangereux. Nous le maintenons mais, dans les centres de détention, alors que l’on a toujours fait en sorte qu’il ne soit pas au-delà de 90 %, nous sommes à 97 %. Avec un problème d’effectifs de surveillants et d’encadrement, comme partout », explique Sébastien Nicolas. Dans l’Hérault, au centre pénitentiaire de Villeneuve-lès-Maguelone, qui compte plus de 1 000 détenus, et alors qu’approchent l’été et ses grosses chaleurs, il est courant que la maison d’arrêt affiche cinq détenus dans les 10 m² de cellule, avec deux matelas par terre. Dix-sept établissements, dont certains franciliens, dépassent les 200 % de remplissage.

Le responsable de FO Direction pénitentiaire rappelle que « l’impact de la surpopulation ne joue pas que sur l’hébergement mais aussi sur la prise en charge des détenus puisque la prison a aussi une mission de réinsertion. Cela joue sur le nombre de dossiers, l’accès aux dispositifs sociaux, comme les groupes de parole, embolisés en matière de violences conjugales, ou encore l’accès au travail. À Varennes-le-Grand, par exemple, en Saône-et-Loire, alors qu’il était prévu que la moitié de la détention travaille, la surpopulation fait que ce sont les deux tiers qui ne font rien ». Autant dire que « même quand on aime son métier comme moi je l’aime, il y a des missions que l’on abandonne faute de temps, reconnaît Nordine Aït-Ameur, surveillant et représentant local Ufap-Unsa à la maison d’arrêt de Metz. Nous allons à l’essentiel. Aussi la réinsertion est-elle une vue de l’esprit, même si on aimerait beaucoup ». Or « en détention, il n’y a pas pire fléau que l’ennui », souligne Gaëlle Verschaeve, directrice du centre pénitentiaire de Béziers et représentante de FO Direction pénitentiaire pour l’Occitanie.

À cela s’ajoute la difficulté de soin à apporter « alors même que nous sommes face à des populations extrêmement carencées, et que la loi nous oblige à justifier que cette obligation de soin est bien remplie, relève Philippe Lamotte, directeur du centre pénitentiaire de Maubeuge et délégué syndical de FO Direction pénitentiaire. Ici, nous avons un psychiatre pour 430 détenus, présent pour une vacation par semaine ».

La surpopulation n’engendre pas que des problèmes intérieurs à la prison. À l’extérieur, elle multiplie les mouvements et donc les risques. « Il y a une dizaine d’extractions judiciaires par jour, avec parfois une dizaine de détenus pour cinq agents. Vous imaginez si l’on tombe en panne sur l’autoroute entre Aix et Marseille ? », interroge Yannick Molina, du pôle de rattachement des extractions judiciaires (Prej) d’Aix-Luynes.

Délégué syndical de l’Ufap-Unsa, il redoute que le drame du péage d’Incarville ne fasse école, alors que la région marseillaise regorge de détenus issus du narcotrafic. Encore les agents des Prej sont-ils armés. Jusqu’au relevé de décision, signé la semaine dernière entre la Chancellerie et les organisations syndicales, les extractions médicales ne le prévoyaient pas. « Comment expliquer que le même détenu va faire l’objet d’une escorte armée le matin pour aller au tribunal et désarmée le soir pour être hospitalisé ? », questionne le délégué. La permanence du danger est là pourtant. Un de ses ­collègues surveillants raconte s’être ­retrouvé une nuit à l’hôpital nez à nez avec la famille tout entière du détenu qu’il ­accompagnait. Pendant ce temps d’ailleurs, les effectifs de surveillants manquent un peu plus à la détention.

Sébastien Nicolas rappelle que, si la situation s’aggrave, c’est aussi parce qu’« il manqueen moyenne entre 10 % et 15 % des effectifs prévus par les organigrammes ». C’est là le second drame de la pénitentiaire. Selon le syndicat de surveillants Ufap-Unsa, « le déficit serait de 3 000 professionnels pénitentiaires, du fait notamment de la non-anticipation des départs à la retraite, de la difficulté de recrutement et des départs de ce corps ».

« En Île-de-France, on a fait face à des recrutements sauvages des polices municipales sur le parking des prisons », explique Sébastien Nicolas. La Chancellerie se bat pour assurer des recrutements massifs, en revalorisant le statut des personnels et en dopant le budget de la pénitentiaire : il est passé de 3 à 4 milliards d’euros entre 2020 et 2024. 2023 a été la première année où les objectifs de recrutement ont été atteints. En 2024, ils devraient être 1 800, en trois promotions de 600. C’est ce qu’espère la Chancellerie, après les revalorisations statutaires accordées aux surveillants.

Pour l’heure, Tristan Vistuer, délégué local de l’Ufap-Unsa à Villeneuve-lès-Maguelone, est découragé. « Le matin à l’appel, nous sommes la moitié des surveillants prévus. Conséquence : nous sommes ensevelis par les mouvements de détenus, chaque surveillant devant en effectuer plus d’une centaine par jour pour les emmener en cour de promenade, au travail, au sport, vers d’autres activités, aux parloirs, à l’infirmerie. Car, pour les détenus, rien ne s’arrête, leurs activités continuent. Nous avons demandé qu’elles soient réduites, mais c’est non ! Aussi, pour que l’un d’entre nous surveille la cour de promenade, l’autre doit prendre sa coursive en charge. On peut se retrouver avec plus de 200 détenus à gérer pendant plusieurs heures. Et on court partout pour répondre à leurs demandes. » Alors que la population pénale supporte de moins en moins la frustration et monte en pression à la moindre contrariété…

« Du coup, ils nous méprisent, ils nous appellent “les porte-clés” et “les majordomes”. Ils nous disent : “T’es là pour nous servir” », rapporte Laurent, ancien surveillant dans la région parisienne. Passé par Fresnes, la Santé et Fleury-Mérogis, il a fini par jeter l’éponge tant le métier est difficile. « Très dur, et pourtant je suis un ancien militaire qui est allé sur tous les terrains d’opération pendant vingt ans. »

Dans sa voix, la solitude immense de surveillants qui, souvent, accomplissent des tâches sans aucun collègue, alors que le règlement prévoit qu’ils soient deux ou trois agents, augmentant les risques et les dangers. « Nous sommes tout seuls toute la journée, même sur des postes de sécurité. Certains sont d’ailleurs fermés depuis un an car il n’y a plus personne pour les tenir », affirme Tristan Vistuer. Comme ce rond-point entre deux bâtiments du centre pénitentiaire où il est en poste. Laurent, lui, confie avoir accompli pendant des mois son travail d’ouverture et de fermeture de portes depuis le Poste d’information et de contrôle (PIC) jusqu’à six heures d’affilée, sans parler une seule fois à quiconque. À Arles, dans l’établissement où a été étranglé Yvan Colonna dans une salle de sport non surveillée faute d’effectifs, « rien n’a changé depuis le drame, malgré toutes les promesses des pouvoirs publics.On ­découvre les postes sécuritaires pour combler les coursives afin de conserver le confort de vie des détenus et la qualité de l’accueil. Ainsi, les quartiers disciplinaires et d’isolement sont chacun tenus par un seul agent », souligne Thomas ­Forner, secrétaire local Ufap de la maison centrale d’Arles.

Laurie Dolata, secrétaire locale Ufap du centre pénitentiaire d’Avignon-Le Pontet, le confirme : « À la porte d’entrée, au quartier arrivants, il n’y a qu’un seul agent. Souvent, les conseillères d’insertion et de probation reçoivent seules à seules les détenus dans les bureaux. Nous avons dû dernièrement suspendre l’activité musculation, faute d’agents pour la surveiller. »

Même la chef d’établissement du centre pénitentiaire de Béziers, Gaëlle Verschaeve, avoue que « dans certains établissements d’Occitanie, la cour de promenade est gérée par des postes vidéo, avec un seul agent devant trente écrans ». Si elle n’hésite pas à témoigner de ces problèmes d’effectifs, elle soulève aussi un absentéisme endémique. « Chez nous, soupire-t-elle, nous avons les vendanges et les champignons à l’automne, et la maladie du soleil l’été… J’ai des surveillants qui font se succéder plusieurs mois de congé maladie puis leurs congés. Je viens d’ailleurs de porter plainte devant l’Ordre des médecins. » « Une hécatombe l’été », reconnaît Nordine Aït-Ameur à la maison d’arrêt de Metz, qui pointe « le nombre d’heures supplémentaires, pouvant aller jusqu’à 60 ou 80 par mois, alors que nous avons droit à 118 heures lissées sur trois mois ».

Certains surveillants n’hésitent plus à avouer « perdre du terrain et, parfois, céder la prison aux détenus ». « Même à des détenus particulièrement surveillés, précise Laurent. Je me souviens de l’un d’entre eux disant au chef de la détention, parce qu’il y avait une bagarre en cellule : “Laissez-moi monter chef, je vais vous arranger ça.” Et il l’a fait ! »

De quoi rendre le rapport d’autorité encore plus compliqué. « Il n’y a plus aucun respect pour l’uniforme et les institutions, souligne Laurie Dolata. Depuis des années, nos détentions sont prises d’une épidémie de violences : crachats, seaux d’eau mélangée à de l’urine, excréments contre les surveillants, et désormais, attaques au couteau de céramique, autant contre nous qu’entre eux. » Indétectables aux portiques de sécurité, ces lames entrent très facilement par les parloirs via les familles. « Les violences gratuites se multiplient », confirme Sébastien Nicolas, tandis que Nordine Aït-Ameur révèle avoir échappé à deux tentatives d’ébouillantement. Deux de ses collègues, eux, n’ont pas eu cette chance.

« Tous les jours, il y a un agent au tapis. À chaque ouverture de porte, il faut nous réinitialiser pour savoir à qui nous avons affaire. Nos quartiers disciplinaires sont pleins, au point que nous avons même des listes d’attente. Nous priorisons donc les agressions de cour de promenade », explique Laurie Dolata. Thomas Forner renchérit : « Pour le confinement en cellule, le quartier disciplinaire ou l’interdiction de cantine, nous ne retenons que les agressions les plus graves tant la violence s’est banalisée. Tout le reste, les stupéfiants, les téléphones, les armes artisanales ou en céramique, ça ne passe plus en commission disciplinaire mais en alternatives aux poursuites. » Il regrette aussi que « les magistrats poursuivent trop peu les détenus au pénal, au prétexte qu’ils auraient déjà été au disciplinaire. Du coup, nous subissons encore plus la toute-puissance des détenus. Lesquels ont tous beaucoup de bagages et des casiers longs comme le bras, car il y a peu de primo-délinquants qui entrent en prison ».

C’est là l’un des paradoxes du monde pénitentiaire. En matière de justice, tout est toujours question de gestion de stocks et de flux. Or, si la durée des peines s’est allongée, passant de cinq mois en 1980 à onze en moyenne aujourd’hui, ce n’est pas toujours parce que les magistrats sont plus sévères. « C’est aussi parce que la détention étant le dernier recours, les délinquants empilent les sursis simples et les sursis renforcés qui, passé un certain nombre de faits délinquants, vont tomber et se transformer en peines de prison qui s’additionnent, souligne un bon connaisseur de la statistique pénitentiaire. Dans 80 % des cas, nous assistons à ces purges de casiers par les parquets. En fait, les sursis ab initio devraient être interdits. En 1980, on comptait 30 000 détenus et 70 000 personnes suivies hors les murs. Aujourd’hui, nous sommes respectivement à 80 000 et 180 000 individus suivis par la pénitentiaire. Or la population française n’a pas été multipliée par trois entre-temps. »

Ainsi la violence exponentielle des détentions s’explique aussi par l’évolution des condamnations. En 1980, alors que 50 % de la détention était constituée d’auteurs de vols, ces derniers désormais n’en représentent que 18 %, tandis que les auteurs de violences représentent près de la moitié de la population carcérales (voir l’infographie). Seul demeure invariable le taux d’incarcération pour trafic de stupéfiants. « Certes, nous avons autant de détenus pour trafic de drogue en prison que par le passé, admet un directeur de maison d’arrêt francilienne. Environ 15 %. » « Mais la différence, c’est qu’ils sont beaucoup, beaucoup plus riches », sourit-il. Un mal si endémique que plus personne ne prétend que fermer les yeux sur les stupéfiants permet d’acheter la paix sociale en prison. « La drogue est à l’origine de la plupart des violences en détention, souligne cette source. Il y a celles liées à la consommation, avec des phénomènes de décompensation, celles dues aux dettes entre détenus, qui vont s’écharper ou passer leurs nerfs sur les surveillants, mais aussi les violences commises envers les mules qui font entrer la drogue et les nourriceschargées de la stocker, autant que les téléphones portables. »

Le fléau des établissements pénitentiaires est tout ce qui entre en flots ininterrompus, par les parloirs qu’on ne peut pas fouiller, par les projections et par les drones : drogue en quantités conséquentes, téléphones portables et couteaux en céramique sont dans le top 3 des denrées très prisées qui passent sous les radars. Au fil du temps, le code pénitentiaire a limité les fouilles à la sortie des parloirs. « De plus, les surveillants répugnent désormais aux fouilles à corps. C’est fini depuis longtemps le “baisser-tousser”, souligne un directeur d’établissement. Au début, c’était un couteau en céramique par-ci par-là. Maintenant, c’est plusieurs quotidiennement », rappelle Laurent en disant aussi s’être retrouvé devant des poubelles pleines de téléphones portables.

À Arles, « la sécurité n’a pas évolué depuis vingt ans », regrette Thomas Forner. Laurie Dolata, quant à elle, rappelle ce temps où « c’était les projections qui nous occupaient, mais maintenant ce sont les drones. Nos brouilleurs de téléphones sont inopérants, c’est pareil pour les dispositifs antidrones qui ont coûté des millions et qui n’ont jamais marché ». « Les détenus ont appris à mettre le feu aux filets anti-projections, soupire Gaëlle Verschaeve. En 2020, à Maubeuge, on comptait 50 projections par jour, nous sommes passés à une par mois en renforçant le glacis. Mais à Valenciennes, les voitures s’arrêtent sans gêne sur le boulevard qui longe l’établissement pour faire leurs projections, sans égard pour les autres automobilistes qui doivent également s’arrêter et attendre. » Un fiasco. P. G.


Le Figaro - le 29 mai 2024

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