Un professeur raconte dans un livre les cours qu’il dispense à des détenus radicalisés. Une plongée dans le quartier de Fleury-Mérogis où passent les terroristes condamnés.
La philo à l’assaut de la radicalisation
— framafad paca corse (@WaechterJp) April 15, 2024
Un professeur raconte dans un livre les cours qu’il dispense à des détenus radicalisés. Une plongée dans le quartier de Fleury-Mérogis où passent les terroristes condamnés. @LaTribune pic.twitter.com/u2mFL1OLUv
JOSÉ GUTIÉRREZ-PRIVAT, enseignant en maison d’arrêt depuis 2015, aborde avec ses élèves les notions de bien, de mal, de justice, de liberté, la science et la croyance. Son témoignage* permet de mieux comprendre les mécanismes de la radicalisation.
Qui sont vos élèves en prison ?
L’écrasante majorité, ce sont des personnes incarcérées pour des faits de droit commun. Mais dans mes cours, il y a aussi les « Tis », les terroristes islamistes, qui ont participé à des attentats ou prévoyaient de passer à l’acte. Certains ont fait l’apologie du terrorisme ou cherchaient à partir vers une zone de combat. Ils ont entre 20 et 30 ans, et il y a des mineurs, issus de villes en difficulté mais aussi de classes moyennes, convertis ou de culture musulmane. Leurs familles sont souvent défaillantes. Dans le quartier d’évaluation de la radicalisation [QER], qui est un espace à part où j’enseigne, je retrouve les personnes inculpées d’« association de malfaiteurs terroriste », mais aussi les détenus de droit commun suspectés de s’être radicalisés.
En quoi consiste cette évaluation de la radicalisation ?
Ils passent environ quatre mois dans le QER. Ils doivent participer à des entretiens avec des éducateurs et des psychologues. Durant ce temps, ils sont observés en continu par les surveillants et les agents du renseignement pénitentiaire, qui devront établir leur dangerosité. Quelques activités sont proposées dans ce quartier. Des enseignants peuvent intervenir, mais ils ne participent pas à l’évaluation. En fonction des conclusions, les personnes sont orientées vers un quartier de haute sécurité, totalement isolé, dans un quartier de prise en charge de la radicalisation, ou elles retournent en détention ordinaire. L’évaluation est donc un enjeu important. Et elle a ses limites. À quel point en prison peut-on déceler une dangerosité ? La volonté de ne pas prendre de risques produit facilement de « faux positifs », ce qui pose problème.
L’évaluation a ses limites. À quel point en prison peut-on déceler une dangerosité ?
José Gutiérrez-Privat
Vous n’observez pas de contagion idéologique ?
Dans cette maison d’arrêt immense, les profils sont si variés que je constate plutôt le contraire. Des détenus croyants peuvent questionner ceux qui ont une pratique radicale. Un musulman de 50 ans non radicalisé a plus d’influence sur un jeune attiré par le djihadisme qu’un imam ou un éducateur qui représentent l’autorité. Il n’y a pas, ici, de propagation automatique ou d’« atmosphère ».
Comment lutte-t-on, avec la philosophie, contre la radicalisation religieuse, la haine ou la tentation du terrorisme ?
La philosophie a quelques armes pour affronter les préjugés : l’analyse de situations, la problématisation d’une question, l’argumentation. Chez les personnes radicalisées, la victimisation est souvent présente. La philosophie permet de s’y attaquer. Je propose à mes élèves, par exemple, des mises en situation où ils jouent le rôle de l’accusation dans un procès. On travaille aussi sur des extraits de films et je leur demande de se mettre à la place de personnages confrontés à des dilemmes, afin de les amener à produire un argumentaire éloigné des leurs, à penser contre eux-mêmes.
Vous racontez que des détenus mineurs ont laissé exploser leur joie le jour de l’attaque contre Charlie Hebdo. Ces réactions bruyantes n’ont pas eu lieu après les attentats du 13 novembre 2015. Pourquoi ?
Certains jeunes prisonniers estimaient légitime d’assassiner des journalistes qui, selon eux, avaient insulté leur religion. Mais il s’agissait surtout d’une réaction contre l’autorité de l’État. On s’attendait à des réactions similaires en novembre, or ce ne fut pas le cas. Cette fois-ci, le terrorisme montrait un autre visage, il frappait à l’aveugle la population. Si des personnes radicalisées pouvaient s’en réjouir, la plupart des prisonniers se sont désolidarisés de ces actions.
Constatez-vous une évolution positive chez vos élèves ?
C’est difficile à mesurer. Il y a des jours où je suis optimiste, d’autres où je perds espoir. La redécouverte du plaisir d’apprendre et de se questionner survient chez les adolescents. Pour ceux condamnés pour terrorisme, il y a parfois une prise de distance avec l’aspect guerrier qui les avait séduits. Certains veulent reprendre leur vie en main. Mais la prison fragilise. Dans le peu de temps où je les suis, j’essaie de tisser un lien de confiance pour qu’ils s’expriment, soient dans un rapport où la parole de l’autre a une légitimité. Je ne les prends pas pour des fous.
Vous dénoncez l’irresponsabilité de certaines propositions politiques sur ce sujet et le risque de clivages qui divisent la société. C’est-à-dire ?
Il faut sortir de la logique qui oppose deux camps ennemis. C’est une erreur de dire que c’est eux contre nous. Il n’y a pas de bloc homogène à neutraliser. L’idée qu’ils sont tous les mêmes, c’est ce que les groupes terroristes essaient de faire infuser dans la société et surtout dans la jeunesse. Ce « eux », cet ennemi désigné, est en fait une variété de personnes qu’il faut distinguer : il y a des prédicateurs de haine, il y a des filières de recrutement, mais faire croire qu’« ils » forment un bloc, c’est l’arme létale des terroristes. ■
- La Raison derrière les barreaux – La radicalisation en question, Grasset. En librairies le 10 avril.
La Tribune du Dimanche - le 7 avril 2024