Béatrice Brugère - Lenteur, laxisme, politisation : les critiques contre la justice fusent tandis que les études témoignent de la perte de confiance des citoyens. Dans un nouveau livre courageux et sans concession, à paraître ce mercredi, la magistrate pénaliste et militante syndicale* dresse un état des lieux de cette institution en faillite. Plus qu’une crise budgétaire ou technique, la justice traverse, selon elle, une crise de sens qui impose une refondation. Extraits exclusifs.
Manque de place en prison, non-exécution des peines, partialité : Béatrice Brugère, magistrate, dresse un état des lieux de cette institution en faillite. La justice traverse, selon elle, une crise de sens qui impose une refondation. @Le_Figaro pic.twitter.com/nqKGMRijsk
— framafad paca corse (@WaechterJp) March 2, 2024
La justice est un récipient comme un autre, qui déborde au-delà de certaines limites. Il en va de même des prisons. Les places de prison ont augmenté de 19,5 % depuis 2000, mais c’était largement insuffisant pour absorber le flux des entrées en détention, qui s’est accru de plus de 30 %. Au 1er décembre 2022, la densité carcérale en maison d’arrêt était de 142,8 % et de 94,2 % en centre de détention. La tendance va donc nettement s’accroissant. En réalité, la France est de plus en plus en sous-équipement carcéral, ce qui entraîne une surpopulation pénale qui n’est pas la cause, mais la conséquence de ce sous-équipement, et ce malgré une législation qui tend à incarcérer de moins en moins. Si l’on ne prend pas en compte l’augmentation de la population, la hausse de la criminalité et, plus récemment, la part jouée par une criminalité étrangère, on ne peut pas appréhender honnêtement la question de la surpopulation pénale. Pourtant, les juges sont montrés du doigt parce qu’ils s’obstineraient selon certains à ne pas vouloir tenir compte de la « surpopulation carcérale ». Les choses ne sont pas aussi simplistes. Tout d’abord, avant de dire que les juges français sont des maniaques de la répression, il faut les comparer à leurs collègues européens. Le dernier rapport de la CEPEJ relevait que le taux d’incarcération en France était, au 1er janvier 2020, dans la moyenne européenne. Cependant, il résultait de ce même rapport que la densité carcérale (taux d’occupation en détention) était très supérieure en France, par rapport à la moyenne européenne, avec 116 détenus pour 100 places, la moyenne européenne étant de 90 détenus pour 100 places. Il résulte de ces éléments chiffrés que la surpopulation carcérale en France n’est pas la conséquence d’une propension exagérée du magistrat français à incarcérer, mais surtout d’une insuffisance objective de places de prison. Pour remédier à ce sous-investissement carcéral, on a élaboré au fil des ans un droit à l’inexécution de la peine de prison prononcée, sous le terme d’« aménagement », qui enjoint à un nouveau magistrat depuis 1958, le juge de l’application des peines, de défaire après le jugement ce qu’ont fait précédemment ses collègues. Nous sommes les seuls en Europe, avec l’Italie, à avoir un juge de l’application des peines.
impunité
Le ministre de la Justice, lors d’un entretien accordé au quotidien Le Parisien le 29 septembre 2020, admettait que l’exécution des peines de prison posait un problème : « La justice exécute les peines à 92 %, mais elle les exécute bien trop tard. » En effet, pour que les peines de prison soient exécutées à 92 %, il faut attendre cinq ans ! Que représentent les 8 % de peines de prison non exécutées ? Et pourquoi ne le sont-elles pas ? Cela représente 10 000 peines chaque année, et nous n’avons pas d’étude ni d’explication sur ce dysfonctionnement qui altère à la fois le sens de la décision, renforce le sentiment d’impunité et a des conséquences pour les victimes. Par ailleurs, selon une étude de l’Institut pour la justice, 41 % des « condamnés ferme » ne mettent pas réellement les pieds en prison. Leur peine est généralement courte et aménagée d’emblée. Pourtant, elle est considérée comme « exécutée ». Ces condamnés échappant totalement à la prison sont parfois des délinquants « récidivistes ». Un « condamné ferme » effectue, en moyenne, 62 % de la durée de sa peine en prison ferme. Pendant le temps d’aménagement de leur peine, certains commettent de nouvelles infractions. Par ailleurs, le ministère de la Justice n’établit aucune statistique sur la mise à exécution des peines autres que l’emprisonnement, comme les travaux d’intérêt général, les sursis probatoires et les amendes. Le travail d’intérêt général, mis en exergue comme la peine « idéale » pour les petits délits, est loin, dans la réalité, de présenter une efficacité réelle, compte tenu de son délai moyen de prise en charge de 400 jours ! Quant aux amendes, la peine la plus prononcée, son taux de recouvrement atteint à peine 38 % en 2022 ! Cela démontre que, quelles que soient les peines choisies, notre système judiciaire n’est pas efficace.
Le Conseil constitutionnel, juge et partie
La question de l’impartialité du juge, qu’il soit judiciaire, administratif ou constitutionnel, donc de son indépendance par rapport au pouvoir politique, tient également à la qualité des hommes, à la manière dont ils sont nommés, à leur capacité à mettre de côté leurs préjugés, à leur opinion politique ou à toute conviction personnelle. C’est sans doute aujourd’hui sur le Conseil constitutionnel et le juge judiciaire que se concentrent les critiques les plus acerbes. Pourtant le Conseil constitutionnel est censé être le contre-pouvoir par excellence. Dans la préface de l’ouvrage de Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée, le professeur Alain Supiot souligne qu’« à de rares exceptions près ces membres ne doivent pas leur siège à une démonstration d’indépendance d’esprit et de haute compétence juridique, mais bien plutôt à la faveur politique. (…) Car, s’il est bien exact que les compétences et les conditions de saisine du Conseil sont devenues celles d’un véritable juge constitutionnel, ces conditions de recrutement et de fonctionnement sont en substance demeurées les mêmes qu’à sa création, c’est-à-dire celle d’une instance politique… (…) Ayant le pouvoir d’anéantir des lois exprimant la volonté d’une majorité parlementaire régulièrement élue, sans présenter les garanties d’un procès équitable, le Conseil constitutionnel ne constitue pas un contre-pouvoir essentiel à la démocratie mais bien plutôt une anomalie démocratique. » Dans sa composition siègent de plein droit les anciens présidents de la République, en plus des neuf membres désignés par le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale. Les nominations se font sur cooptation politique et non pas au regard de compétences professionnelles et juridiques. Au Conseil constitutionnel, les juges sont souvent à la fois juges et parties. Ainsi, il peut arriver qu’un conseiller contrôle une loi dont il a contribué à l’élaboration ou à laquelle il s’est opposé comme parlementaire ou comme membre du gouvernement. Dans la plupart des pays étrangers, les membres des cours constitutionnelles sont des juristes indépendants et non pas des politiques. Tout comme le Conseil d’État, les différentes fonctions de consultation, d’élaboration et de contrôle posent sérieusement le problème de la confusion des rôles et de l’impartialité. Même s’il existe devant le Conseil constitutionnel, comme devant toute juridiction, la possibilité pour une partie de demander la récusation d’un juge pour manquement à l’obligation d’impartialité, seule une dizaine de demandes ont été formulées ces dernières années, mais aucune n’a abouti - et ce, sans motivation. Par ailleurs, aucun recours n’est prévu ! S’il arrive que les juges par eux-mêmes se déportent dans une affaire où il existe un risque de partialité, les pratiques de déport sont opaques, aléatoires et non motivées. Lors de la délibération relative au contrôle de constitutionnalité du « pass vaccinal » par exemple, certains se sont étonnés que Laurent Fabius ne se soit pas déporté puisque le cabinet McKinsey, au sein duquel son fils est directeur associé, a participé à la stratégie de gestion de la pandémie par le gouvernement. Il est surprenant que les membres du Conseil constitutionnel ne soient pas astreints à des règles déontologiques clairement définies, comme pour les juges administratifs (charte de déontologie) ou les juges judiciaires (recueil des obligations déontologiques). La crise de confiance des citoyens dans la justice prend en partie sa source dans la défiance vis-à-vis des magistrats qui ne donnent pas des gages d’indépendance d’une part, d’impartialité d’autre part. On peut finalement se demander à qui le juge obéit. Est-ce à la loi, à sa hiérarchie, au politique, à ses intérêts, à l’intérêt général, à sa conscience ?
Les juges européens contre la souveraineté
Suite à la création de la Cour européenne des droits de l’homme pour sanctionner les violations de la convention par les États membres, Robert Schuman observa que, « jusqu’en 1950, il n’y avait pas eu d’exemple d’une institution se plaçant au-delà et au-dessus de la souveraineté nationale ». Il en sera de même de la Cour de justice des communautés européennes (de l’Union européenne depuis le 1er décembre 2009) visant à sanctionner le non-respect des traités, directives et règlements pris dans le cadre de l’Union européenne. L’édification de ces nouvelles institutions supra-étatiques génératrices de normes juridiques européennes s’imposant aux États membres vient bousculer et surtout complexifier notre droit interne. Ainsi Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, observe-t-il à juste titre que la « recomposition des rapports entre ordres juridiques ne va pas sans interrogations légitimes sur l’identité et la souveraineté nationales, ni sans risques inédits d’insécurité juridique, de frottements et même de rivalité ». Si le principe de subsidiarité devait régir les compétences respectives des États membres et des instances européennes, ces dernières ont acquis de plus en plus de compétences, rognant peu à peu la souveraineté des États. La production normative au niveau européen tant sur le plan législatif que réglementaire empiète-t-elle significativement sur la souveraineté des États, dont on a vu que la norme était au fondement du pouvoir ? Les États sont-ils encore maîtres de leur législation et de leur action politique ? Force est de constater que ce n’est plus tellement le cas. En effet, les jurisprudences des cours européennes « poussent » soit la France à légiférer pour se mettre en conformité avec la convention européenne des droits de l’homme, soit à remettre en cause son action politique, comme on l’a vu récemment en ce qui concerne le droit des étrangers avec l’arrêt du 21 septembre 2023 de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un contexte d’afflux migratoire particulièrement tendu entre la France et l’Italie, cette décision condamne la possibilité d’un refoulement systématique d’un étranger entré illégalement sur le territoire national. La Cour exige de laisser un délai de départ volontaire pour se conformer à la « directive européenne retour ». La conséquence d’une telle jurisprudence compromet la maîtrise par l’État français de son action politique relative au contrôle de ses frontières, illustrant un empiètement significatif sur la souveraineté de l’État français des normes européennes. Le fossé risque de se creuser entre le peuple et ces institutions, qui semblent parfois bien éloignées de leurs préoccupations et de leurs intérêts, sans compter la question de la légitimité, à l’image de la Commission européenne, dont les membres ne sont pas élus.
Vers un nouvel ordre juridique écologiste ?
L’écologisme radical tend à choisir l’action violente au détriment du débat, qu’elle rejette en partie de manière dogmatique et dans un discours parfois quasi religieux. Surtout, l’écologisme est une doctrine qui porte en elle les germes d’un immense contrôle social pour faire respecter les prescriptions écologiques. Comme le disent Hans Jonas et Extinction Rebellion, il faudrait mettre en place un « despotisme écologique éclairé » pour réussir la conversion économique, écologique, énergétique et sociale. La démocratie est donc vue comme un obstacle à l’efficacité de la transition écologique, tout comme les libertés publiques, qui pourraient être potentiellement réprimées au nom de la survie de la nature. Le nouvel ennemi devient ainsi l’État, lui-même vu comme un traître à la cause, et la police comme une ennemie. La violence des affrontements, en France, entre les forces de l’ordre et les manifestants, ajoutée aux tentatives du ministre de l’Intérieur de dissoudre certains mouvements ont achevé de rendre visible une radicalité écologique qui remet en cause les institutions républicaines. La date du 25 mars 2023, qui fait référence à l’affrontement autour des mégabassines de Sainte-Soline et qui fleurit sur tous les murs lors des mouvements de contestation sociale, est déjà une date qui appartient à l’histoire. Sans le droit, c’est la violence qui devient légitime. Or on assiste à une décentralisation des légitimités comme si l’État et les activistes écologistes étaient deux camps à égalité qui pouvaient s’arroger le droit d’être violents, car tous deux sont « dans leur droit ». L’État, perçu comme « loyaliste », est dans son rôle lorsqu’il cherche à préserver l’ordre établi, tandis que les écologistes se perçoivent légitimes à secouer cet ordre ancien injuste et destructeur pour instaurer un nouvel ordre juste s’inscrivant dans la filiation des penseurs monarchomaques protestants du XVIe siècle faisant l’apologie de la désobéissance au prince injuste et justifiant le tyrannicide, ainsi que du droit à l’insurrection de la Constitution de 1793, jamais appliquée. La doctrine du soulèvement écologique des militants radicaux s’inscrit dans cette lignée. Dans cette projection d’un nouvel ordre, la justice n’incarne plus le respect des biens et des personnes, pas plus que l’autorité de l’État n’agit au nom des citoyens pour l’intérêt général. Le retour du droit naturel est revisité par l’écologie, qui remet à l’honneur un droit de la nature formalisé déjà par saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle. Alors que celui-ci plaçait le droit positif sous les prescriptions d’un nouveau droit naturel, le courant actuel donne une conception plus extensive au droit du vivant. Dans toutes les récentes décisions juridictionnelles européennes ou nationales, le juge commande à l’autorité publique de se conformer aux objectifs écologiques, nationaux ou non. Ces nouveaux paradigmes qui façonnent de nouvelles hiérarchies entre l’homme et la nature vont largement modifier nos concepts juridiques, mais aussi l’office du juge exerçant dans l’urgence et pour le futur. Prenant appui sur une conscience environnementale planétaire, un droit des générations futures est en pleine gestation et s’apprête à bouleverser la philosophie du droit et l’office du juge, qui, dans une forme de prescience, devrait non plus juger des actes passés ou présents, mais des enjeux futurs. Le juge devrait être le grand gagnant de la redistribution des pouvoirs orchestrée par le nouvel État de droit écologique en gestation, qui lui attribuerait un pouvoir potentiellement infini dans le temps et dans l’espace puisqu’il serait le garant de ce nouvel ordonnancement du monde conjugué désormais au passé, au présent et au futur.
Justice : la colère qui monte
de Béatrice Brugère, Éditions de l’Observatoire, 283 pages, 22 euros.
EXTRAITS PRÉSENTÉS ET SÉLECTIONNÉS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
Le Figaro - le 17 février 2024