Le romancier a animé un atelier d’écriture dans la prison parisienne. «On est le mauvais garçon qu’on peut» est une plongée dans ce monde à part, avec des pas de côté, comme lorsque l’auteur introduit en fraude des kebabs, félicité par un détenu: «Nico, t’es un bon.»
Nicolas Fargues Peines club à la Santé
— framafad paca corse (@WaechterJp) November 24, 2024
Le romancier a animé un atelier d’écriture dans la prison parisienne. https://t.co/BOPocZG4Zy pic.twitter.com/gfVXlzSJPS
• Par Philippe Lançon
En 2023, pendant sept mois, Nicolas Fargues est allé près de la dernière vespasienne de Paris : derrière les murs de la Santé. Il n’est ni le premier ni le dernier à diriger des ateliers d’écriture en prison et à en tirer un livre. Les écrivains qui le font sont probablement animés par un mélange d’altruisme, de militantisme, de curiosité, de fascination et de défi, dans des proportions qui varient selon chacun. Peut-être cherchent-ils aussi à vérifier ces vers de La Fontaine : «La raison d’ordinaire / N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés.» Fargues constate «avec satisfaction que le mot embastillement est couramment utilisé par les détenus de 2023».
Il décrit bien l’atmosphère de ce monde à part, où il note «une récurrence notable dans le paysage des physionomies : la cicatrice sur le front, sur la tempe ou sur le crâne. Au choix.» Il remarque que le boulevard Arago, le long de la prison, semble toujours vide alors qu’il ne l’est pas. On ne cesse d’y lancer par-dessus le mur des objets, baptisés «missiles» ou «colis», que les détenus récupèrent avec des draps auxquels sont fixés des crochets : «Pas plus de pommes de terre dans ces filets facilement hameçonnables depuis les fenêtres que d’eau dans les bouteilles, plutôt destinés à contenir de la viande, des cigarettes, de la drogue, de l’alcool ou un téléphone portable calé entre deux éponges pour amortir le choc.»Le système de brouillage fonctionne mal, surtout pour les étages supérieurs.Dans la rue limitrophe, les logements trouvent difficilement acquéreurs : depuis les cellules, les insultes volent vers les riverains.C’est ici que Blaise Cendrars a vécu.
L’écrivain reproduit parfois, en italiques et sans commentaire, des phrases écrites par les détenus de son atelier : «Je ne suis pas officiellement déclaré sociopathe bien que je nourrisse des doutes à ce sujet» ; «J’aime défier moins fort que moi» ; «Je tue le temps avec préméditation» ; «Je suis maigre car c’est ma tête qui avale tout» ; «Mon sang coule sans ma permission» ; «Je déteste me regarder dans une glace mais je dois souvent me raser» ; «La mélancolie est mon instrument de travail» ; «J’ai pitié de l’inconnu». Petits drapeaux d’un pays lointain et isolé, qui claquent au vent mauvais. S’agit-il de faire son autoportrait ? Un détenu écrit : «J’aime maîtriser par mon esprit l’objet de mon mépris.» Beaucoup ont toujours faim. L’un d’eux, quand il a des crampes d’estomac, écrit «sur un bout de papier des mots comme pizza, McDonald’s, Burger King, gastronomie». Un autre, qui a déjà douze ans de peines cumulées, a cessé d’écouter du rap : «Maintenant, moi, c’est du Charles Aznavour que j’écoute.»
Moraliste dans le miroir
On est le mauvais garçon qu’on peut rassemble des notes, des historiettes, des réflexions qui informent précisément et cruellement sur la vie en prison aujourd’hui. Diriger un atelier d’écriture, apprend-on, est assez bien rémunéré ; mais quand un détenu demande à «Nico» combien il touche, celui-ci minore la somme et nous l’avoue, non sans une honte également avouée : cette réalité n’est que pour nous, lecteurs. C’est que Nicolas Fargues est un personnage de Nicolas Fargues : le mec bien qui n’oublie jamais à quel point il ne l’est pas. A la fois soucieux de sa belle image et traqueur des revers de celle-ci, de ses mensonges et petits arrangements avec lui-même et autrui. Moraliste dans le miroir, il ressent «ce plaisir aussi trouble que souverain […] lorsqu’un surveillant ou la coordinatrice culturelle fait irruption par surprise dans la salle, me trouvant assis au milieu d’étudiant studieux. Comme encanaillement de planqué, il n’y a pas plus vif». Un agent administratif lui confie-t-il qu’il est atteint d’un «traumatisme vicariant», ou souffrance des soignants, après un an près des détenus ? «Peu de chances que cela m’arrive à mon tour car ma capacité d’empathie a une limite : elle se transforme aussitôt en mots destinés à me faire mousser auprès d’hypothétiques lecteurs.» Et, une fois sorti : «Toujours cette même sensation de duplicité face à tous ces gens qui, dehors, apprenant que j’enseigne en prison, me disent : "C’est vraiment généreux et courageux de ta part."» En 2006, il a écrit un roman intitulé J’étais derrière toi. Dedans comme dehors, Nicolas Fargues est derrière Nicolas Fargues.
Un jour, l’exercice qu’il propose consiste à décrire son codétenu : «L. me prévient poliment qu’il préfère passer son tour. Deux jours plus tôt, de retour de promenade, il a retrouvé le sien pendu dans l’encadrement de la fenêtre de leur cellule.» Le livre vaut beaucoup par ces remarques et par ses portraits. Voici L., qui «pourrait passer sans peine pour un mineur avec son visage imberbe, aussi lisse et uni que l’épicarpe d’une quetsche. Un blanc des yeux net comme de l’émail sorti d’usine, pas une ombre nulle part, pas un creux, pas une poche, pas la moindre ridule en surface même lorsqu’il sourit : une vraie crème Danette au chocolat. Je n’ai entendu le son de sa voix qu’une seule fois. Souffrant alors d’un abcès buccal qui déformait sa joue, il s’était excusé de ne pouvoir assister plus longtemps à la séance, la douleur s’avérant trop intense.» Il est mince, discret, poli, «on se demande ce qu’il fait ici.» Un petit mensonge va révéler le fauve face à un agent pénitentiaire qu’il insulte et défie, le regardant «droit dans les yeux avec une faroucherie que je ne lui aurais pas devinée. Une image me vient immédiatement à l’esprit : ce sont des yeux qui crachent».Il crie au gardien : «Va te faire enculer, tu crois que t’es qui pour me dire ce que je dois faire ? D’où tu me dis de retourner à l’activité ? Tu te crois où ? A Guantánamo ? Si j’ai changé d’avis et que maintenant je décide que je veux retourner en cellule à la place, c’est mon droit. Alors tu m’ouvres la grille et tu me laisses passer, sale bâtard.» Le gardien ne bronche pas.Le discret détenu L., qui ne voulait rien écrire dans l’atelier, a finalement écrit deux lignes : «Il est 8 h 20 je sors je récupère un fer Audi R8 / j’bombarde sur le périph sous Uzi.» On a acclamé, dans les prisons, les attentats de 2015.
L’écrivain a une manie : de retour chez lui, il recherche sur Google quels crimes ont commis les participants à son atelier. Il découvre ce fil à couper le beurre de la condition humaine : des hommes à l’apparence paisible, voire civilisée, comme L. avant son éclat, ont égorgé leur semblable, massacré une famille, violé des enfants, trafiqué, séquestré. Autrement dit : «Les pires cauchemars des honnêtes gens sont des messieurs presque-tout-le-monde.» L’auteur tend sa loupe sur le presque. La coordinatrice culturelle est surprise par cette curiosité. Elle ne cherche jamais à savoir ce qui a conduit les détenus en prison. Elle a raison : mieux vaut ignorer les crimes commis par ceux qu’on est là pour aider. Fargues est peut-être généreux, mais il est d’abord un petit curieux. Et il est précautionneux : si le lecteur cherche à son tour quel homme se cache derrière l’initiale qui le rend anonyme et derrière l’inventaire de ses crimes, il ne le trouve pas. Nicolas Fargues a dû mélanger les lieux, les situations, les dates. C’est la moindre des choses. Mais alors, où est la réalité ?
En prison, les blancs sont minoritaires, presque des intrus : le vocabulaire et la culture des autres circulent avec une discrète obstination dans le livre. Quelques fantômes de VIP apparaissent : «F. me raconte que pendant les deux mois d’incarcération de l’ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant, fin 2021, celui-ci possédait pour seuls effets personnels à l’intérieur de sa cellule un livre sur la Révolution française ainsi que deux pommes. "On voyait bien qu’on lui avait dit qu’il n’allait pas rester ici longtemps."» Le détenu P. raconte que Georges Tron, l’ancien maire de Draveil, «était si étranger à la réalité carcérale qu’il avait réclamé au surveillant de garde, une fois son dîner terminé, qu’on envoie quelqu’un dans sa cellule afin de le débarrasser de son plateau». Les élus, même innocents, devraient passer quelque temps en prison. Ils sauraient quel sort la société réserve à la part maudite de ses administrés.
«Ernaux, elle, ça passe»
Au passage, Nicolas Fargues nous fait bénéficier de son mauvais esprit, toujours plaisant : «K. a emprunté à la bibliothèque du QH5 des romans d’Annie Ernaux ainsi que les Essais de Montaigne : "Montaigne, j’avoue, j’ai un peu de mal. Mais Annie Ernaux, elle, ça passe, rien à dire."» Un jour, il propose un exercice sur la base du Je me souviens de Perec : 90 % des entrées du texte de I. «mentionnent, au choix, un jeu vidéo, une série télé, un clip publicitaire, un produit alimentaire, un vêtement ou un modèle de chaussures, de voiture ou d’appareil audio-vidéo des années 1990 et 2000, jalons de sa chronologie personnelle. L’effet est particulièrement convaincant. Beaucoup plus drôle en tout cas que l’original.»
L’écrivain est-il «agneau dans la louverie», ou bien loup dans la bergerie ? Ou les deux ? Comme tant d’autres aujourd’hui, il met le lecteur dans la situation d’ignorer s’il raconte une expérience qu’il a vécue ou s’il n’a vécu cette expérience que pour la raconter. Cette ambiguïté, qui ne va pas sans complaisance, détermine en partie la lecture. On n’aimerait pas être l’un des détenus dont il évoque les méfaits et dont, soudain, il écrit : «Ils ont quand même tous des sales gueules. Même les beaux.» On n’aimerait pas non plus êtrela conseillère pénitentiaire qui avait pris en charge son travail et dont il va trahir deux fois la confiance. D’abord, en apportant en douce des kebabs aux détenus de son atelier qui lui ont passé des commandes précises (apporter de la nourriture fraîche est interdit). L’un d’eux, ravi, s’approche et, écrit Nicolas Fargues, lui fait «sur un ton grave ce compliment qui me fait vibrer comme nul ne le fera peut-être plus jamais : "Nico, t’es un bon."» La conclusion de «Nico» donne son titre au livre : «On est le mauvais garçon qu’on peut.» On ignore si ceux qui ont suivi son atelier l’ont lu ou le liront.
Ensuite et surtout, il échange son numéro de portable avec B., qui lui envoie des vidéos de sa cellule et des petits plats qu’il y cuisine, avant de passer son numéro à d’autres. Il se pose une question que, écrit-il, «je ne poserai pas à B.» : «Et si ton téléphone se fait saisir et fouiller par les autorités pénitentiaires, as-tu songé à ce que je risque, moi ?» Il ne nous épargne jamais le mal qu’il peut penser de lui-même. La prison étant une cage à pipelettes, l’affaire des kebabs est révélée. Puis, dans une fouille, on découvre le portable de B., et, dedans, les messages qu’il a échangés avec l’écrivain. La conseillère, dans un mail sec et précis, lui rappelle qu’il a été, au mieux, naïf : il a mis non seulement lui-même, mais aussi B., en infraction. Le nom de celle-ci figure dans les remerciements. Le traître se (et nous) demande : «Avoir la conscience tranquille, cela vaut-il une aventure à hauts risques» ? Chacun aura sa réponse, mais une chose est sûre : les textes sur l’«opération kebab» et sur l’aventure du portable sont parmi les meilleurs du livre. L’auteur, comme souvent, a le dernier mot. Il se paie même le luxe de donner la morale littéraire de l’histoire : «Qu’est-ce que les gens s’imaginent, en accueillant dans leurs murs un écrivain pendant sept mois ?»