Faut-il abolir la prison ?

L’envie d’abolir la peine de prison est presque aussi vieille que la prison elle-même. Mais à quoi ressemblerait un monde sans barreaux ? Et si, contrairement aux a priori, il s’avérait plus sûr ? Usbek & Rica passe en revue les différentes options qui pourraient permettre d’en finir avec l’incarcération.


• Texte Millie Servant

« Dans vingt ans, il ne restera de la prison que le mot », écrivions-nous dans les pages d’Usbek & Rica en 2010. Une intuition certes audacieuse, mais confortée à l’époque par l’analyse de l’enseignante-chercheuse spécialiste du monde carcéral Gwenola Ricordeau. « La fermeture des prisons est inéluctable […]. Tôt ou tard, un consensus fera apparaître que ce châtiment ne correspond plus aux standards démocratiques », assurait-elle. Presque quinze ans plus tard, pourtant, les cellules sont plus nombreuses que jamais. À rebours de la prédiction de la chercheuse, le gouvernement d’Édouard Philippe a lancé en 2018 un grand « plan prison » prévoyant la création de 15 000 nouvelles places d’ici à 2027. Courant 2023, ce chiffre a été gonflé à 18 000. Et avec 78 509 personnes incarcérées début juillet 2024, la France a battu son propre record de population carcérale.

La prison en échec

Enfermer les coupables est une pratique aussi vieille que Socrate (plus encore même, puisque les Mésopotamiens s’y employaient déjà en – 1800 av. J.-C.). Mais jusqu’au XVIIIe siècle, la prison n’était qu’une peine provisoire, un espace où l’on faisait patienter le condamné en attente d’une amende honorable ou d’une condamnation au carcan, au pilori, à toute une série de châtiments corporels (parmi lesquels le fouet et la mutilation), voire à la peine capitale. C’est en 1791 que le Code pénal en fait la « peine de référence » et lui assigne sa triple mission : sanctionner la faute, protéger la société et favoriser l’amendement et la réinsertion des condamnés.

Fait surprenant, ce n’est que bien plus tard qu’apparaît le courant abolitionniste. Autour des années 1960-1970 (juste après la suppression de la peine de travaux forcés) émergent, des deux côtés de l’Atlantique, les premières critiques pour remettre en cause le concept de « crime » et les pratiques d’enfermement. « Au moment même où la prison triomphait et s’imposait, on s’est aperçu qu’elle suscitait beaucoup plus de problèmes que de solutions », explique Tony Ferri, philosophe, criminologue et auteur de plusieurs ouvrages, dont Abolir la prison. L’indispensable réforme pénale (Libre & Solidaire, 2018). Et de lister : « promiscuité délétère, mélangisme pénal, contagion criminelle des uns par les autres, surpopulation, désocialisation, accélération de la misère, manque d’hygiène et vétusté, récidivisme, désespérance… » Une énumération toujours d’actualité puisque le taux d’occupation moyen des maisons d’arrêt (réservées aux prévenus en attente de jugement ou dont les peines sont inférieures ou égales à deux ans) dépasse les 150 % en France et franchit le seuil des 200 % dans dix-neuf prisons ou quartiers pénitentiaires du territoire.

« Au moment même où la prison triomphait et s’imposait, on s’est aperçu qu’elle suscitait beaucoup plus de problèmes que de solutions. »

Tony Ferri Philosophe et criminologue

Option 1 : libérer

Un premier pas consisterait à amorcer une « décroissance carcérale » pour endiguer le phénomène de surpopulation. Il y a dix ans, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté proposait déjà la mise en place d’un numerus clausus. « Il suffirait d’inscrire dans le droit qu’une prison ne peut pas héberger plus de personnes qu’elle ne dispose de places, explique Sylvain Lhuissier, auteur de Décarcérer. Cachez cette prison que je ne saurais voir (Rue de l’Échiquier, 2020) et cofondateur de l’association Possible visant à transformer en profondeur le système carcéral. Si une peine de prison est décidée par un magistrat mais que la prison est pleine, alors on prononce un aménagement de peine pour libérer une cellule. »

La France a d’ores et déjà expérimenté ce type de décroissance. Localement : à la maison d’arrêt de Nîmes, une réduction carcérale est organisée avant chaque été pour éviter d’atteindre un taux de 200 % de remplissage sous 50 °C (une problématique qui promet de se généraliser avec le réchauffement climatique). Mais aussi à l’échelle du pays pendant l’épidémie de Covid-19 : poussé par le risque sanitaire et la dégradation des conditions de détention, le gouvernement avait à ce moment-là promulgué une ordonnance autorisant la libération de milliers de détenus en fin de peine. « Pendant six mois, il y a eu beaucoup moins de surpopulation, se rappelle Christophe Conway, président de l’Association des Anciens du Genepi, l’association emblématique rassemblant des étudiants intervenant bénévolement en prison, à laquelle il a adhéré pour la première fois dans les années 1970. Même si la période était dure, on a pu observer trois choses : d’abord, tout le monde (prisonniers, surveillants) vivait et travaillait dans de meilleures conditions ; ensuite, il n’y a eu aucune hausse de la criminalité pendant cette phase ; enfin, l’opinion publique a tout à fait accepté cette décroissance carcérale. »

Option 2 : limiter

Pour certains magistrats, la mise en place d’une telle mesure irait à l’encontre de l’indépendance de la justice et supposerait que le droit s’applique différemment selon le lieu où l’on se trouve – un argument balayé par la CNCDH qui rappelle qu’un tel dispositif agirait sur les sorties et non sur les entrées en prison. Pour ne pas avoir à libérer des détenus, certains proposent plutôt d’éviter de les enfermer en premier lieu. Car si la surpopulation carcérale se renforce, c’est principalement à cause de l’allongement de la durée des peines – qui a doublé en quarante ans – et de l’extension du filet pénal (on incarcère pour des faits qui ne conduisaient pas en prison par le passé). Mais là encore, des freins subsistent. « Regardez les débats parlementaires, enjoint Prune Missoffe, responsable analyses et plaidoyer de la section française de l’Observatoire international des prisons. Dès qu’on parle de limiter le recours à la prison, on entend : “Oh mon Dieu, on va libérer de dangereux criminels !” C’est méconnaître la population qui est aujourd’hui enfermée. »

La réalité des prisons françaises tranche en effet avec la représentation que l’on s’en fait. Selon les chiffres du ministère de la Justice, seuls 20 % des détenus condamnés purgeaient au 30 juin 2024 une peine pour des faits graves comme l’agression sexuelle, le viol ou l’homicide. « Les prisons sont pleines de personnes punies pour des faits dont la gravité relève de la conduite en état d’ivresse, de l’infraction à la législation sur les stupéfiants, de la rébellion, de faits de vol et/ou de violences. Les détenus sont loin d’être tous des terroristes ou des tueurs en série », confirme Tony Ferri. « On alimente ces fantasmes pour justifier l’immobilisme et les prises de position simplistes. C’est plus consensuel de dire qu’on va construire de nouvelles prisons que de réinventer le système pénal », abonde Christophe Conway.

« Au moment même où la prison triomphait et s’imposait, on s’est aperçu qu’elle suscitait beaucoup plus de problèmes que de solutions. »

Tony Ferri Philosophe et criminologue

Option 3 : réinsérer

Les idées ne manquent pourtant pas pour réussir là où la prison échoue. Certaines, comme le travail d’intérêt général (TIG), sont même déjà déployées sur le sol français. « On répare davantage avec un TIG qu’enfermé 22 heures sur 24 dans une cellule », défend Sylvain Lhuissier, qui a participé à la création, au sein du ministère de la Justice, d’une Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle. « Insertion professionnelle », la formule prend tout son sens quand on sait que 60 à 70 % des infractions ont des motivations économiques. « Ce sont des solutions qui évitent l’exclusion sociale et préviennent donc mieux la récidive », complète Prune Missoffe. Et bien que l’enjeu soit capital – 63 % des condamnés français retournent en prison dans les cinq ans qui suivent leur sortie –, l’argument ne suffit pas à convaincre les juges. Le nombre de peines de TIG a ainsi diminué de 34 % entre 2015 et 2022 et représente seulement 4 % des condamnations prononcées chaque année.

Dans la même veine, le droit français propose des peines de stage (sur des sujets comme la sensibilisation aux droits des femmes ou la sécurité routière) ou des séjours de rupture, destinés aux jeunes en grandes difficultés qui ont besoin de changer d’air. D’autres modes de réinsertion plus novateurs existent aussi, à l’image de l’initiative de l’ex-leader du mouvement indépendantiste basque Gabriel Mouesca, qui, après dix-sept années de détention, a créé une ferme de maraîchage pour accueillir en placement extérieur des femmes en fin de peine longue. Citons aussi les « prisons ouvertes » qui essaiment en Finlande, où un détenu sur trois y est gardé. Sur l’île de Suomenlinna, au sud de Helsinki, les condamnés évoluent librement parmi les touristes, un boîtier GPS à la cheville, et assurent la restauration des murailles de l’île. « Ici, il n’y a pas de clé. La clé, c’est la confiance », indiquait la directrice de l’établissement à Usbek & Rica, à l’occasion d’un reportage en 2018. En contrepartie de cette liberté, les détenus pointent une fois par jour et doivent afficher un comportement exemplaire.

« Dans les dix prochaines années, on sera en mesure d’abolir la prison pour au moins 80 % des condamnés. »

Sylvain Lhuissier Auteur de Décarcérer (Rue de l’Échiquier, 2020)

Option 4 : réparer

Mais c’est surtout un changement de paradigme qu’espèrent les abolitionnistes. « On pourrait imaginer qu’il ne soit plus punitif et carcéral ( justice rétributive), mais réparateur (justice restaurative). La dette du condamné serait ainsi plus envers la victime qu’envers l’État », propose Tony Ferri. Un procédé qui est expérimenté depuis près de cinquante ans dans le monde. Instaurée en 2014 par la loi Taubira et mise en œuvre depuis 2020, la justice restaurative a été placée sous les projecteurs par la nomination aux César du film Je verrai toujours vos visages. Le long-métrage, porté par Adèle Exarchopoulos, met en images cette mécanique d’échanges entre condamnés et victimes. « Il n’y a que par le dialogue que la victime peut se sentir entendue, soutient Sylvain Lhuissier. Ce type de pratique régénère du lien, là où d’autres, comme la prison, le dégradent. »

En France, en 2022, 173 mesures de justice restaurative ont été lancées en complément du processus judiciaire. Parmi elles, 165 étaient des médiations pour des délits graves ou des crimes, et la plupart ont été mises en place après la condamnation par la justice de l’accusé. Preuve que le procès pénal ne permet pas toujours aux victimes d’être entendues, de donner du sens à ce qui leur est arrivé, et aux condamnés de prendre en considération ceux qu’ils ont meurtris. Un point pourtant crucial : d’après une étude réalisée au milieu des années 2010 par la criminologue Heather Strang et ses collègues de l’université de Cambridge, les criminels ayant eu l’occasion de se confronter à leur victime avaient 45 % de chances en moins de récidiver.

« Dans les dixprochaines années, on sera en mesure d’abolir la prison pour au moins 80 % des condamnés. »

Sylvain Lhuissier Auteur de Décarcérer (Rue de l’Échiquier, 2020)

Vivrons-nous un jour dans une France sans murs ? Chez nos voisins européens, en tout cas, les taux d’incarcération sont partout en baisse. « Dans les dix prochaines années, on sera en mesure d’abolir la prison pour au moins 80 % des condamnés », tranche Sylvain Lhuissier. Rendez-vous donc dans quinze ans pour, qui sait, un article intitulé « Comment la France a aboli la prison ».

Uzbek & Rica le 17 octobre 2024

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