Livraison par drone dans les prisons : la menace qui plane

 Des équipes de livreurs, plus ou moins organisés, et proposant leurs services sur les réseaux sociaux, fournissent des prisonniers par voie aérienne en téléphone, tabac, drogue et produits divers. En 2023, un millier de survols ont été recensés.


 • Laurent D’ANCONA (avec AFP)

9 janvier 2023. Prison d’Uzerche en Corrèze. Au cœur de la nuit, un objet non identifié bourdonne. Il s’agit d’un drone, commandé à distance. Des colis sont discrètement largués par le ciel. Mais l’opération tourne au fiasco : trois paquets sont interceptés, un autre reste coincé à l’aplomb de la fenêtre d’un détenu.

Le "crash" aura des conséquences inattendues : il a permis de démanteler un vaste réseau européen de livraison de marchandises interdites par les airs. Entre l’automne 2022 et décembre 2023, cette équipe de livreurs, ingénieuse et culottée, a centralisé les diverses commandes passées via un compte Snapchat, "Drone2France", et fourni une quinzaine de prisons en France, dont celles de Tarascon et de Luynes.

"Cela concernait en particulier des cigarettes et des stupéfiants", a précisé à une source proche de l’enquête. Les parachutages de ce "service postal" étaient facturés 450 euros en moyenne, avec quatre colis minimum par livraison, certains fabriqués en filets de patates. Sur le même modèle, avant son démantèlement en septembre, la compagnie irrégulière "Air Colis" alimentait des établissements de l’Ouest. Là aussi, la technique était élaborée : des drones équipés d’une pince permettaient de larguer une chaussette contenant des produits.

Ces derniers mois, beaucoup d’affaires similaires ont été chro-niquées dans la région : en octobre 2023, un appareil était aperçu par la gendarmerie en train de survoler le centre de détention de Salon. Le pilote, lui, était localisé dans la commune de Grans. Il sera retrouvé, caché dans un buisson, en possession d’un sac contenant les manettes de l’appareil, d’une importante quantité de drogue et de plusieurs téléphones.

"Il s’agit d’un nouveau type de délinquance, de grande ampleur, liée aux nouvelles technologies. Une délinquance propice à la création d’autres trafics et de violences à l’intérieur même des prisons", s’est ému le procureur lors du procès du pilote de 18 ans, condamné à un an de prison ferme. La suite semble lui avoir donné raison : quelques mois plus tard, deux détenus étaient blessés à l’arme blanche en cours de promenade du centre de détention. Dans la foulée d’une autre livraison au contenu resté introuvable…

Des drones servent quasiment à la fenêtre des détenus.„

Plus d’un millier de survols en 2023

Cette menace est apparue au grand jour en mars dernier devant la commission sénatoriale sur le narcotrafic : "L’arrivée des nouvelles technologies, avec des drones qui, maintenant, servent quasiment à la fenêtre des détenus les stupéfiants, les téléphones et tout autre objet nous inquiètent énormément", a averti Isabelle Fort, responsable du service "criminalité organisée" du parquet de Marseille. Une inquiétude d’autant plus grande que la grande majorité des 49 homicides qui ont ensanglanté la ville ont été pilotés depuis les prisons. Des smartphones qui rentrent en douce grâce à des agents corrompus, mais désormais aussi par la voie aérienne…

Dans un contexte de surpopulation carcérale sans précédent (lire ci-dessous), qui amoindrit la vigilance de l’administration pénitentiaire, ce trafic par drone est en pleine explosion. En 2023, selon un décompte de l’AFP, plus d’un millier de survols ont été recensés, dont "400 bloqués". "Il n’y a pas un jour où il n’y a pas un survol", assure Dominique Gombert, du syndicat FO justice. "Nous dénonçons cela depuis des années. Il semblerait qu’il y ait quatre à cinq livraisons par drone chaque jour à Luynes et rien n’est fait contre", enrage son collègue du Syndicat pénitentiaire des surveillants Paca-Corse, Cyril Huet-Lambing. À l’instar des mutations que connaît le trafic de stupéfiants, les autorités observent, parfois impuissantes, une "ubérisation" du phénomène. Des livreurs, sans liens avec "les clients", proposent leurs services sur les réseaux sociaux, ou passent par des proches pour récupérer les produits. Cannabis et téléphones constituent le plus gros des commandes, mais se glissent aussi des kebabs, merguez, couteaux, livres religieux…

À Paris, en août 2023, un chômeur de 22 ans postait sur Snapchat des offres à destination des personnes incarcérées. 450 euros le colis. Un business rentable quand on sait que les drones achetés en commerce coûtent quelques centaines d’euros… Le pilote est généralement situé dans un rayon de deux à cinq kilomètres, ses arrières sont assurés par des guetteurs. Le drone évolue souvent tous feux éteints, guidé par des codes lumineux émis depuis les cellules. Ne reste ensuite qu’à passer la main à travers le caillebotis des fenêtres, préalablement cassé pour récupérer la marchandise…

On joue à Tom et Jerry avec les trafiquants.„

Brouillage

Pour les surveillants, en effectif réduit la nuit, la possibilité d’intercepter la cargaison pendant les rondes est quasi nulle. "On peut tout au plus faire des fouilles inopinées le matin", explique Wilfried Fonck, secrétaire national Ufap-Unsa justice. Sauf que les détenus les plus surveillés ont trouvé la parade : ils emploient des "nourrices", ces prisonniers lambda dont le comportement n’attire pas l’attention, pour cacher les produits réceptionnés.

Le gouvernement a passé deux marchés en 2019 et 2021 de matériel de brouillage électromagnétique de dernière génération. Le garde des Sceaux indiquait en juillet dernier devant le Sénat que "45 dispositifs de neutralisation ont été commandés pour un montant total cumulé de 12,2 millions d’euros", et que le dispositif est "capable de couvrir un panel de six bandes de fréquences, soit une réponse à 95 % de la menace drone".

Reste que ces dispositifs ont un coût : entre 200 000 et 800 000 euros. "Un plan volontariste pour équiper nos établissements est en cours. Certains sont déjà équipés de ces outils, fixes ou mobiles, qui peuvent détecter les drones et leurs télépilotes. D’autres le seront prochainement", confirme la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille (DISPM), sans dévoiler les prisons concernées.

C’est que, malgré cette couverture renforcée, "des hackers parviennent à détourner les zones de protection", souligne Dominique Gombert, d’autres " testent les hauteurs" pour contourner le dôme anti-drone. "Ils sont plus rapides que la mise à jour des logiciels", ajoute Wilfried Fonck. En résumé, grince une source, "on joue à Tom et Jerry avec les trafiquants" et ces derniers ont "un temps d’avance". D’autres estiment ces dispositifs assez dissuasifs. Pour preuve : la recrudescence des projections de drogue à l’ancienne, catapultée par-dessus les murs.

LA PROVENCE - le 5 avril 2024

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