Alors que la menace est identifiée depuis plusieurs années, deux actions terroristes ont dernièrement été perpétrées en France par des islamistes ayant ce profil.
Terrorisme : ces failles dans le suivi des djihadistes sortant de prison - Alors que la menace est identifiée depuis plusieurs années, deux actions terroristes ont dernièrement été perpétrées en France par des islamistes ayant ce profil. @LeFigaro le 19 août 2024 pic.twitter.com/eyOSG6UsK1
— framafad paca corse (@WaechterJp) September 7, 2024
Magistrats antiterroristes, directeurs de l’administration pénitentiaire, patrons des services de renseignements et responsables politiques alertent depuis plusieurs années sur le risque d’attentats commis par des djihadistes sortant de prison. Ainsi que sur la difficulté de trouver la parade administrative et judiciaire.
Or, en un peu plus de six mois, deux actions terroristes, l’attentat sur le pont de Bir-Hakeim perpétré le 2 décembre par Armand Rajabpour-Miyandoab et la cavale le mois dernier de l’islamiste Dereck Riant, ont correspondu à ce scénario. Une actualité d’autant plus significative que ces deux affaires sont absolument identiques sur le fond : deux individus radicalisés suivis par les services de renseignements. Mais elles représentent deux situations juridiques totalement différentes avec deux traitements distincts. Dans le premier cas, celui de Bir-Hakeim, il s’agit d’un condamné pour terrorisme qui récidive ; dans l’autre, l’affaire Riant, d’un condamné pour des faits de droit commun radicalisé en prison. Or ces derniers profils sont tout aussi redoutables que les condamnés pour terrorisme.
Pour mieux comprendre l’ampleur du problème, il convient de s’aventurer dans le jargon spécialisé. En matière d’islam radical, la justice distingue deux types de détenus : les TIS (pour « terrorisme islamiste ») et les RAD (pour « radicalisés », ex-DCSR, « droit commun susceptible de radicalisation »). Les chiffres sont par essence fluctuants. Mais un récent rapport sénatorial notait qu’au 31 décembre 2023 on comptait 258 condamnés TIS dans les prisons françaises avec la perspective d’une libération de «150 à 250 » d’entre eux d’ici au 31 décembre 2026. Actuellement, les détenus RAD seraient quant à eux de 400 à 500 avec plusieurs centaines de libérations par an.
Quand il est libéré, le 26 juin 2024, du centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, Dereck Riant est un de ces détenus RAD. Ayant passé près de trois ans en détention pour vols aggravés et extorsion, cet homme de 30 ans, dont l’un des parents est de confession musulmane, a multiplié les atteintes aux biens et aux personnes depuis l’adolescence. En prison, son attitude entraîne son envoi dans un quartier d’évaluation de la radicalisation. Jugé prosélyte et possiblement violent, il est affecté au quartier de prise en charge de la radicalisation d’Alençon-Condé-sur-Sarthe. Il y rencontre des individus condamnés pour terrorisme (départs en zone syro-irakienne, projets d’attentat). Classé comme détenu RAD par l’administration pénitentiaire, Riant fait aussi l’objet d’une fiche S. Son cas est suivi par le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP, créé en 2019).
À l’approche de sa libération, un autre mécanisme se déclenche sous la houlette de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Mis en place depuis 2018, il vise à anticiper la sortie de prison des détenus TIS ou RAD et de s’assurer d’un suivi opérationnel par les services de renseignements. Pour tous les intéressés opère ainsi une coordination nationale pilotée par l’unité permanente de suivi des sortants de prison, au sein de l’unité de concours de la lutte antiterroriste (Uclat).
Tous les mois se réunissent ainsi les différents services concernés : services de renseignements, police judiciaire, Parquet national antiterroriste (Pnat, pour les détenus TIS), juges d’application des peines terroristes, direction des affaires criminelles et des grâces, direction des libertés publiques et des affaires juridiques, direction générale des étrangers en France et préfectures de zone de défense et de sécurité…
Lors de cette réunion mensuelle, on veille au suivi des détenus sortant dans les deux mois suivants, qu’il s’agisse de surveillance judiciaire (pour les détenus TIS) ou de mesures de police administrative (pour les TIS et les RAD contre lesquels on peut décider une assignation à résidence, des obligations de pointage, le signalement de déplacements ou de changement de domicile, une expulsion du territoire français…).
Le cas Dereck Riant, presque banal dans l’océan des radicalisés, est pris en charge. Il écope d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas, créée en 2017 et pouvant concerner des obligations de pointage, de résidence, des interdictions de paraître ou de rencontrer certaines personnes). Riant doit se présenter quotidiennement au commissariat de police proche de son domicile.
Inscrit au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, il sera suivi par le renseignement territorial et par le groupe d’évaluation départemental de la radicalisation (GED) de son département de résidence (la Sarthe). Sous l’autorité des préfets, les GED réunissent très régulièrement les services de renseignements, de police et de gendarmerie, le parquet local dont dépendent les ex-détenus de droit commun RAD, etc.
Pendant quelques semaines, le libéré semble donner le change. Mais il a d’autres projets. Et la Micas ne va pas vraiment le déranger. Début juillet, il s’équipe, selon le Pnat, de deux armes à feu (dont un fusil à canon scié) et de munitions, d’un couteau et d’une feuille de boucher. Dans la nuit du 16 au 17 juillet, au Mans, il prend en otage un chauffeur de taxi et le force à le conduire dans un lieu isolé de La Ferté-Bernard. Chemin faisant, il tient des propos favorables au Hamas et à ses « frères musulmans ».
Une fois arrivé, il contraint le chauffeur à descendre, l’entrave aux pieds et aux mains et, selon la victime, ce que Riant conteste, tente de l’égorger avec une feuille de boucher. Le chauffeur parvient à s’enfuir et Riant repart au volant du taxi avant de l’abandonner à La Ferté-Bernard. Il est interpellé dans les Yvelines le 19 juillet chez une femme de sa connaissance, âgée de 49 ans. Il aurait été question de projet de mariage entre les deux mais les policiers semblent en douter.
L’enquête déterminera si le projet de Riant aurait pu être « commandité » par d’autres djihadistes, peut-être en lien avec cette femme. En tout cas, le projet terroriste ne fait aucun doute. Riant se revendique de Daech. Signe des temps, il semble avoir été séduit par la propagande de l’État islamique au Khorasan. Et il songeait à un choix de cibles dont un restaurant kasher, une synagogue, un cinéma et des policiers.
Achat d’armes, recherches de cibles y compris sur internet, contacts avec des islamistes… Si le risque zéro n’existera jamais, le cas Riant démontre les failles du suivi des sortants de prison RAD. « Dans l’ensemble, tient à souligner une source judiciaire, le dispositif est toutefois efficace. » Des centaines de Micas ont été prises et des centaines de détenus RAD libérés qui, s’ils ont pu s’adonner à la propagande ou au recrutement, n’ont en tout cas pas commis d’attentat. Mais le terrorisme islamiste, menant une guerre asymétrique contre la France et les mécréants du monde, n’a besoin que d’un seul échec pour semer la peur et alimenter sa propagande.
Et les Micas ont aussi leurs limites. Elles ne sont valables que six mois, renouvelables une fois et selon des critères très stricts. Dereck Riant aurait donc été libéré de sa Micas fin 2024 ou au plus tard à l’été 2025. De plus, ces dernières semaines, des tribunaux administratifs ont annulé ou suspendu plusieurs Micas notamment parce qu’elles reposaient sur des notes blanches des services de renseignements ou sur des condamnations de droit commun purgées par des islamistes.
Un magistrat reconnaît que l’affaire Riant illustre les limites du suivi et s’interroge sur le moyen d’y remédier tout en respectant l’État de droit. Rachida Dati, ancienne garde des Sceaux et actuelle ministre démissionnaire de la Culture, estimait dans les colonnes du Figaro le 31 octobre 2023, peu après l’attentat d’Arras, qu’il était « urgent de définir juridiquement et pénalement la radicalisation : la mise en danger d’autrui à partir d’une idéologie religieuse ». Début décembre, après l’attentat de Bir-Hakeim, elle estimait « urgent que la fiche S pour islamisme soit judiciarisée » et que « la radicalisation ait une qualification pénale, pour des sanctions fermes et une mise à l’écart ». Le débat est loin d’être tranché.
Et ce d’autant plus qu’un autre débat est en cours, concernant cette fois le suivi des individus sortant de prison condamnés pour terrorisme. Un débat déjà ancien mais ravivé par l’attentat de Bir-Hakeim, le 2 décembre 2023. En mars dernier, le Sénat a voté une proposition de loi instituant des mesures judiciaires de sûreté applicables aux condamnés terroristes et renforçant la lutte antiterroriste. Ce texte, visant à améliorer le suivi postcarcéral des condamnés pour terrorisme, n’a pas été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dissoute.
Fidèles à leur réputation, les sénateurs ne mâchaient pas leurs mots en constatant que « les outils à disposition des pouvoirs publics, bien que nombreux, se révèlent dans la pratique soit incomplets, soit inadaptés pour permettre un suivi efficace des condamnés terroristes à leur sortie de détention ». Les mesures administratives et de suivi judiciaire, « au regard de leur durée limitée et des mesures susceptibles d’être prononcées », n’offrent pas « un cadre de surveillance suffisant et durable pour prévenir et empêcher la récidive de tels faits ».
Une source sécuritaire souligne que, en l’état, « la coopération fonctionne bien entre le parquet antiterroriste, les parquets locaux et l’Uclat. Mais la complexité tient à l’évaluation de la dangerosité et du risque de récidive. En matière terroriste, on dispose d’un recul bien moindre qu’en matière de droit commun. La récidive terroriste peut intervenir à long terme et être annoncée par des signaux faibles qu’il faudrait mieux prendre en compte. » Ces « signaux faibles » sont rarement anodins : relations avec des personnes condamnées pour faits de terrorisme, mariages entre condamnés, diffusion de contenus apologétiques et consultation habituelle de ces contenus. Autant de motifs semblant plus que suffisants pour révoquer d’éventuels aménagements de peine et renvoyer les intéressés derrière les barreaux.
Comme l’affaire Riant pour les détenus RAD, l’affaire Rajabpour-Miyandoab, encore compliquée par un contexte psychiatrique, illustre les limites du suivi des sortants de prison pour les TIS. Le terroriste avait été interpellé par la DGSI en 2016 et condamné en 2018 à cinq ans de prison dont un an avec sursis pour association de malfaiteurs terroriste. Il avait été soupçonné d’un projet d’attentat à La Défense.
Libéré en 2020, son dossier avait été traité par l’Unité permanente de suivi des sortants de prison. Il a été décidé qu’il serait suivi administrativement par la DGSI. Il ne pouvait faire l’objet d’une surveillance judiciaire ne s’appliquant qu’aux personnes condamnées à une peine supérieure ou égale à sept ans. Il n’a pas non plus été visé par un suivi socio-judiciaire qu’aurait pu prononcer le tribunal pour une durée maximale de dix ans. Ce suivi socio-judiciaire lui aurait imposé l’obligation de se soumettre, sous le contrôle du juge de l’application des peines et pendant une durée déterminée par le tribunal, à « des mesures de surveillance et d’assistance destinées à prévenir la récidive ».
Son état psychologique a-t-il joué en sa faveur ? Le fait est que ces problèmes psychiatriques étaient connus et qu’il était sous contrôle. Pendant un temps, du moins, car, courant 2023, l’état de crise d’Armand Rajabpour-Miyandoab n’a pas été décelé. Après l’attentat, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, n’avait pas hésité à parler d’un « ratage psychiatrique ». Mais la cavale sanglante du terroriste a aussi démontré que le suivi d’un tueur prêt à tout et animé par une idéologie mortifère est toujours à haut risque. J. C.
Le Figaro, le 19 août 2024