INTERVIEW Le festival Blues & Polar, qui fête ses 20 ans du 22 au 25 août à Manosque, accueille comme "Grand témoin" Christelle Rotach, inspectrice générale au ministère de la Justice, ex-directrice de la prison des Baumettes et autrice.
• Recueilli par Sabrina TESTA
"Il faut un débat de société sur la prison"
— framafad paca corse (@WaechterJp) September 7, 2024
Christelle Rotach, inspectrice générale au ministère de la Justice, ex-directrice de la prison des Baumettes et autrice apporte sa contribution @LaProvence - le 21 août 2024 pic.twitter.com/49wOegzwK0
Polar et psychiatrie. Voici le thème aussi brûlant que passionnant du festival Blues & Polar, qui pose son village pour la 20e année dans la cité de Giono ce week-end, entre concerts et littérature. Inaugurée samedi à 17 h 45, la manifestation alpine entrera d’emblée dans le vif du sujet avec une rencontre littéraire qui s’annonce passionnante, à 18 h dans la chapelle Toutes-Aures (retransmis à l’extérieur).
Animée par le président fondateur du festival Jean-Pierre Tissier, ancien journaliste à La Provence, et René Fregni, écrivain, parrain historique de la manifestation et ancien infirmier psychiatrique, cette rencontre réunira plusieurs auteurs et spécialistes dont Christelle Rotach, inspectrice générale au ministère de la Justice, qui a aussi dirigé plusieurs prisons, dont celle des Baumettes à Marseille de 2013 à 2017. Elle présentera enfin, puisque sa venue en 2020 avait été annulée en raison de la crise sanitaire, son livre Christelle Rotach directrice de prison - Tout ce qu’on ne peut pas dire, paru en 2019 chez Plon puis chez Pocket, coécrit avec la journaliste de L’Express Delphine Saubaber, lauréate du prix Albert Londres en 2010. Entretien.
Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce livre ?
C’est la rencontre avec la journaliste Delphine Saubader, on avait beaucoup échangé à l’époque où je dirigeais la prison de la Santé à Paris (qu’elle a inaugurée avec Robert Badinter, NDLR). Elle m’a fait cette proposition que j’ai trouvée intéressante à ce moment-là de ma carrière alors on est parties sur ce livre témoignage.
En lisant le titre du livre, on a envie de vous demander : que ne peut-on pas dire ?
Il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire et plus encore que je ne peux pas dire au vu de ma nouvelle fonction car, ayant intégré l’inspection générale de la Justice, je dois garder une certaine distance et neutralité. Par contre, lorsque j’étais à la tête d’établissements pénitentiaires, un certain nombre de choses ne se disaient pas. On pouvait parler des surveillants, mais on ne parlait jamais des chefs d’établissement alors que c’est un commandement très solitaire, et on n’a pas vraiment d’espace d’échanges ou pour livrer nos interrogations. Mon livre a été bien accueilli par les personnels, sans doute moins par un certain nombre de mes collègues. J’avais prévenu ma tutelle, qui n’a pas sollicité de droit de relecture et s’est plutôt félicitée du bouquin.
Comment racontez-vous la prison dans ce livre ?
À travers la description d’incidents qui m’ont particulièrement marquée, avec des trajectoires personnelles dramatiques. Par exemple, le livre commence par l’histoire d’un jeune homme de 19 ans torturé pendant six semaines par ses deux codétenus. Un surveillant a fini par s’en rendre compte car il a pris plus de temps pour entrer dans la cellule et entrer en contact avec ce jeune qui essayait d’échapper aux yeux du personnel car il avait des blessures sur le corps. Ce livre, ce sont des histoires racontées, un quotidien exposé. J’y parle aussi de mes difficultés personnelles à gérer la mort, faire face au suicide et rencontrer les familles ; des gens incarcérés pour du terrorisme, avec comme fil conducteur la construction de la prison de la Santé.
Le thème de la table ronde est la psychiatrie. Quel éclairage allez-vous apporter ?
Un éclairage personnel sur la question de la psychiatrie en milieu carcéral, qui est un prisme particulier mais d’importance, avec une forte acuité pour les établissements pénitentiaires et plus encore ces derniers mois, avec la surpopulation carcérale grandissante, qui complique d’autant plus la prise en charge des gens qui ont des problématiques de santé mentales ou de troubles du comportement.
La population ne mesure pas assez que la prison n’est pas la réponse à tous les actes de délinquance.„
Le manque de moyens en milieu psychiatrique n’est-il pas responsable d’une part conséquente de la délinquance ?
Complètement. C’est une réalité : un certain nombre de "malades", qui étaient pris en charge antérieurement, le sont moins, en tout cas de manière moins contenantes, passent à l’acte et se retrouvent dans les établissements pénitentiaires. C’est toute la philosophie de la psychiatrie en France, qui fait que la prise en charge se fait moins en milieu fermé et plus en ambulatoire. Et ce domaine suscite de moins en moins de vocations chez les futurs médecins. Un manque de moyens que l’on rencontre aussi en sortie d’établissement pénitentiaire, où des gens qui ont pu être pris en charge à l’intérieur peuvent s’effondrer si celle-ci n’est pas continuée au moment de leur libération.
Vos expériences vous ont-elles amenée à penser la prison et la peine différemment ?
C’est très difficile je trouve pour la justice de répondre aux injonctions paradoxales qui lui sont faites : on lui demande beaucoup de célérité et de sévérité pour juger les actes de délinquance et, d’un autre côté, de ne pas remplir autant les prisons, de faire sortir les gens en fin de peine. C’est un sujet très compliqué qui mérite un vrai débat de société. Avec non pas des postures politiciennes mais de vraies positions politiques au sens noble du terme. La population ne mesure pas suffisamment que la prison n’est pas la réponse à tous les actes de délinquance.
Pourquoi la France ne prend pas davantage le chemin des pays du nord de l’Europe par exemple avec moins de "peines intra-muros" pour une meilleure réinsertion ?
Des lois sont passées pour aller dans cette direction mais ça reste très ancré dans la psychologie française : la prison est l’alpha et l’oméga. Et même si on a augmenté le placement sous surveillance électronique, proposé des dispositifs comme l’assignation à résidence sous surveillance électronique pour des personnes qui ne sont pas encore condamnées, tout cela a du mal à s’installer vraiment en France parce que les magistrats sont tenus aussi par ces injonctions. C’est compliqué d’expliquer que quelqu’un qui est sous bracelet électronique chez lui exécute une peine. Et les gens l’acceptent d’autant plus mal que lorsqu’on voit dans la presse qu’untel continue son trafic de stupéfiant depuis son domicile, ça laisse à penser que la mesure n’est pas suffisamment sévère.
La France s’inspire déjà des choses qui marchent ailleurs.„
Que répondez-vous à cela ?
Que ce type de délinquants continue le trafic en prison aussi. Mais la France s’inspire déjà des choses qui marchent à l’étranger, comme au Canada, et s’est par exemple engagée dans la justice restaurative, dans du placement extérieur, de la semi-liberté, du travail d’intérêt général mais tout cela demande un engagement collectif qui n’est pas encore d’actualité. Ce qui fait que les expérimentations et les lois trouvent à s’exécuter de manière encore un peu modeste.
Festival du 22 au 25 août, chapelle Toutes-Aures à Manosque (04). Gratuit. Infos sur blues-et-polar.com
La Provence, le 21 août 2024