« J’ai vu l’humanité de la prison »

Autour du film Borgo, thriller carcéral de Stéphane Demoustier, la parole à l’actrice principale de ce film Hafsia Herzi. Deux interviews successivement, celui réalisé par la Tribune du Dimanche et enfin celui du Figaro.

Voici tous les articles recueillis dans cette revue de presse sur le site de la FRAMAFAD PACA CORSE en rapport avec le film de Stéphane DEMOUSTIER, BORGO

« J’ai vu l’humanité de la prison »

Dans le piège de «Borgo», polar carcéral magistral

Borgo (2)

Borgo (3)


À VOIR

L’actrice et réalisatrice Hafsia Herzi revient en surveillante pénitentiaire dans un polar intense.


Elle savoure une année sans fausse note. Nommée pour le césar de la meilleure actrice pour son rôle tout en finesse dans Le Ravissement, Hafsia Herzi, 37 ans, revient dans celui d’une surveillante de prison dans Borgo, thriller carcéral de Stéphane Demoustier. Révélée par Abdellatif Kechiche en 2007 dans La Graine et le Mulet, qui lui a valu le césar du meilleur espoir féminin, la jeune femme élevée à Marseille a poursuivi son auscultation sans fard des sentiments humains à travers des personnages complexes. Derrière sa cascade de cheveux noirs et son regard mélancolique se cache une actrice avisée qui fuit les mondanités, se préserve des jugements hâtifs et choisit des films loin des clichés. On l’a vue chez Bonello, chez Bercot ou Verheyde, elle a aussi retrouvé Kechiche pour Mektoub, my love avant de réaliser deux films salués par la critique, Tu mérites un amour (2019) et Bonne Mère (2021). Elle sera bientôt dans le prochain Téchiné. Entretien avec une actrice de tempérament, forte, fine et secrète, qui aime se frotter aux rôles profonds.

Vous jouez une surveillante pénitentiaire qui essaie de s’insérer dans un milieu difficile, dans la prison et en dehors. Le thème de l’enfermement vous parlait ?

Il n’y a rien de pire que d’être privé de liberté et il y a beaucoup de films à faire sur le milieu carcéral… Ce qui m’a frappée dans le scénario, c’est que cela aurait pu m’arriver : nous pourrions tous être en prison, un jour. Il suffit d’un moment de bascule… Parfois, des gens qui ont tout pour être tranquilles dérapent. Mon personnage a voulu faire confiance et elle s’est fait avoir, tout simplement. Elle se fait manipuler et mettre la pression… Dans son quotidien, elle veut protéger sa famille, elle essaie de s’intégrer à l’extérieur et à l’intérieur de la prison, ce n’est pas évident pour elle. Donc elle agit sans trop réfléchir et se fait prendre dans cet engrenage.

Borgo est une sorte d’anti-Prison Break qui montre une vision « désaméricanisée » et plus réelle de l’incarcération. Vous connaissiez ce milieu ?

Une de mes amies a longtemps travaillé comme surveillante pénitentiaire aux Baumettes, à Marseille. C’est différent de Borgo, en Corse, où les détenus circulent de cellule en cellule, mais elle me racontait son quotidien. J’ai passé du temps en prison pour mon film Bonne Mère, qui se passe côté parloir, et pour Borgo aussi, j’ai animé des ateliers cinéma qui m’ont permis de discuter du quotidien des détenus et des « matons ». Même si ça reste un milieu difficile, j’ai vu l’humanité de la prison et de leurs relations, alors qu’on s’attend aux clichés habituels sur les « méchants surveillants », etc.

Melissa évolue avec détermination dans des univers très masculins. Vous aimez les rôles féminins forts ?

Je préfère ça plutôt que le contraire ! Et j’aimais l’idée d’une femme dans un milieu d’hommes. C’est un beau personnage de cinéma. Dans Le Ravissement, Lydia a des failles. Dans Borgo, Melissa est humaine et empathique. Et elles suscitent toutes les deux l’incompréhension : on ne sait pas vraiment ce qu’il se passe dans leur tête. Mais dans la vie, est-ce qu’on comprend l’autre, alors qu’on ne se comprend pas vraiment soi-même ? Comment peut-on juger les décisions de quelqu’un ? En plus, il y a 30 % de surveillantes pénitentiaires, car c’est un métier difficile et mal payé, compliqué psychologiquement : il faut pouvoir rester enfermé avec des gens qui souffrent… Les surveillant(e)s voient des suicides et se font parfois agresser.

Le réalisateur cherchait une actrice qui soit « à la hauteur de l’authenticité des acteurs corses » et qui ait « suffisamment d’autorité pour faire face aux prisonniers ». C’est tout vous ?

Ça me fait plaisir qu’il dise ça ! Oui, j’étais contente, car j’allais tirer au pistolet et jouer avec des hommes, mais je savais aussi que je devais faire preuve d’autorité face à eux, comme quand je suis réalisatrice sur un plateau… La première fois que j’ai rencontré les acteurs de Borgo, ils se sont excusés avec assurance, l’air de dire « on ne va pas être très gentils avec toi ». Mais ensuite, on a bien rigolé. À la fin, c’est eux qui disaient que j’étais trop dure avec eux !

Le fait d’être réalisatrice a-t-il changé le regard des gens du cinéma sur vous ?

Un peu… Mais pour Bonne Mère, j’ai quand même été confrontée à quelques techniciens vraiment misogynes qui ne supportaient pas qu’une femme leur parle. C’était un cauchemar, j’étais choquée par leur attitude. Ce n’est pas toujours évident d’être une femme… Il y a encore beaucoup de machisme : on n’est pas prises au sérieux, on dit que nous n’avons pas les épaules, qu’on n’y arrivera pas, qu’on est trop sensibles. Toujours les mêmes préjugés ! Le regard des femmes réalisatrices manque au cinéma, même s’il y en a de plus en plus.

La dénonciation des comportements abusifs dans le milieu du cinéma vous paraît donc salvatrice ?

C’est bien que la parole se libère. Cela en freinera peut-être certains, même si ces abus ont lieu partout. Il y a malheureusement des gens plus faibles qui succombent. C’est de l’abus de faiblesse et c’est très grave, ça peut plonger en dépression, causer de grandes blessures. Dès que certains ont un petit pouvoir, ils parlent mal aux gens, et ça, je ne l’accepte pas : la base, dans le travail, c’est le respect.

Est-ce que vous avez aussi souffert de clichés racistes dans les rôles qu’on vous a proposés ?

Oui, au début. Très jeune, on ne me proposait de jouer que des femmes soumises, arabes, des terroristes, des femmes de ménage… Ça ne me dérange pas en soi de jouer une femme de ménage, attention ! Mais quand c’est toujours pour faire l’Arabe de service : non merci. Trop souvent, les scénaristes n’ont pas d’imagination, ils nous voient dans un film et nous proposent exactement le même rôle ensuite. Après Le Ravissement, j’ai reçu des tas de scénarios sur des femmes au bord du suicide, déséquilibrées…

Vous avez refusé ces rôles dès le début ?

Oui. Même si j’avais besoin de travailler, je ne voulais pas vendre mon âme au diable. J’ai préféré attendre de meilleurs rôles. C’était dur, mais je ne regrette rien. Il faut tenir bon, car il y a aussi des gens qui ont de l’imagination, comme pour Borgo, dans lequel mon origine n’est jamais citée. Ou comme dans le prochain film d’André Téchiné, dans lequel je joue une prof de littérature. J’adore Téchiné depuis toujours et encore plus après avoir travaillé avec lui : c’est un grand cinéaste, un grand monsieur. Et il a toujours eu de l’imagination : il a filmé des gens typés, des Noirs, des Arabes depuis les années 1980 ! Ça a été l’un des premiers. Nous voulions travailler ensemble depuis des années. J’aurais dit oui sans lire le scénario !

Mais la sortie a été décalée en juillet…

Parce qu’il y a une histoire de harcèlement, qui date d’il y a vingt-cinq ans [le comédien Francis Renaud accuse André Téchiné de harcèlement sexuel]. Sur le tournage, André est plutôt timide, dans son coin… Je ne l’imagine vraiment pas faire ça. Ça m’a contrariée pour lui car il est très sensible. Après, je n’étais pas là… Mais ce qu’on raconte ne correspond pas à André.

Vous aviez aussi soutenu Abdellatif Kechiche quand il a été accusé de maltraiter ses actrices…

Je dis juste ce que je vois. Pour moi, Abdellatif n’est pas non plus la personne qu’on a décrite. En tout cas, avec moi, ça s’est très bien passé. C’est quelqu’un de bienveillant qui a donné sa chance à beaucoup de gens et lancé des carrières : Sara Forestier, Adèle Exarchopoulos, moi… L’âme du réalisateur se ressent dans son cinéma, on ne peut pas être une ordure et faire de bons films.

Très jeune, on ne me proposait de jouer que des femmes soumises, arabes, des terroristes, des femmes de ménage

La Tribune du dimanche - le 14 avril 2024

_______


Hafsia Herzi, un mental d’acier sous des airs de madone


Pour les besoins d’un film, Hafsia Herzi est prête à beaucoup. Excepté couper ses longs cheveux. « Je ne peux pas, je serais trop malheureuse. » Pour Les Gens d’à côté (sortie en juillet 2024), André Téchiné (parmi d’autres) l’a suppliée. Il « ne savait pas quoi en faire, comment les filmer, ça prenait trop de place », se souvient la comédienne. Même désarroi de la part de Patricia Mazuy pour La Prisonnière de Bordeaux - sélectionné à la Quinzaine des cinéastes en mai à Cannes - avant que la réalisatrice ne « trouve une coif­fure géniale ».


• Isabelle Spaak

Pourtant, la jeune femme de 37 ans a démarré sa carrière en acceptant une ­sacrée transformation physique. Prendre quinze kilos à 20 ans pour La Graine et le Mulet (2007), ce n’était pas rien. Son premier rôle. Elle était dirigée par ­Abdellatif Kechiche « à qui tout le monde tourne le dos aujourd’hui ». Sauf elle. Par gratitude envers un réalisateur qui « a fait beaucoup » pour elle, qui lui a dit : « Vas-y, écoute-toi, écoute ton instinct, tu as quelque chose. » Ce « quelque chose » a valu à Hafsia Herzi le prix Marcello-Mastroianni du meilleur espoir féminin à la Mostra de Venise, et son équivalent aux César.

Ce « quelque chose », la comédienne l’affiche encore. Est-ce sa façon de vous écouter, paupières lourdes, yeux baissés avant de soudain les relever et vous regarder bien en face ? Est-ce sa simplicité ? Ni maquillage ou afféterie. Jean usé, ­paire de baskets du même âge, chandail ras-du-cou noir sur lequel se détache une petite médaille d’or au bout de sa chaîne. Est-ce ce lumineux sourire de madone qui, d’un instant à l’autre, illumine ses traits ? Un réel éblouissement de tout son être et qui tranche avec sa capacité à faire « le mur », dit-elle à propos de cette attitude « verrouillée » qu’elle ­as­sume tout aussi naturellement. La pos­ture contribuait au « mystère » de Lydia, la bouleversante sage-femme border­­line dans Le Ravissement (2023), d’Iris ­Kaltenbach. Elle l’adopte aussi dans ­Borgo pour Mélissa. Une surveillante pénitentiaire qui dérape et désigne un dé­tenu à un tueur à gages chargé de l’assassiner à son arrivée à l’aéroport de Bastia-Poretta, en Corse, après une permission.

« Elle ne triche jamais »

Réalisé par Stéphane Demoustier, Borgo est librement inspiré d’une histoire ­réelle. Et le metteur en scène a choisi de tourner avec des acteurs locaux pour la plupart non professionnels pour incarner les prisonniers corses de l’unité 2 du centre pénitentiaire. Pour le rôle de la matonne, il n’a envisagé qu’une seule actrice à la hauteur du casting : Hafsia Herzi. « Elle ne sait jouer qu’en étant vraie, elle ne triche jamais. » Mais, il n’y a pas que cela. Il y a aussi cette autorité naturelle qu’elle dégage.

« Ça me fait plaisir que Stéphane pense ça. Oui, c’est vrai pour l’autorité, même si on ne dirait pas comme ça », s’amuse l’intéressée, qui concède avoir beaucoup appris en la matière à la faveur des deux longs-métrages qu’elle a réalisés dernièrement. Le gracieux Tu mérites un amour (2019) et le non moins poignant Bonne mère (2021). Ce dernier film est inspiré par sa propre mère et a été tourné sur les lieux mêmes où elle a grandi, dans les quartiers nord de Marseille. Âpre environnement où « les filles dominaient les garçons », mais dont elle s’est éloignée le plus rapidement possible après le succès de La Graine et le Mulet pour « ne pas laisser passer sa chance ».

Grandir dans ce cadre lui a permis d’appréhender avec sincérité le rôle de Mélissa, « essayer de la comprendre sans intellectualiser ». Pour avoir vu nombre de ses copains d’enfance « morts ou faire la une des faits divers alors qu’il y a quelques années on s’amusait tous ensemble, on rigolait, on était innocents », Hafsia Herzi sait concrètement que « personne ne peut dire de quoi demain sera fait ». Ainsi de Mélissa, qui se retrouve « prise dans un engrenage et n’a d’autre choix que de suivre par loyauté ce qu’on lui demande de faire. C’est une histoire de confiance, et d’abus de confiance ». Une situation à laquelle elle aurait été confrontée ? « Évidemment, comme tout le monde et à de nombreuses reprises, la vie c’est comme ça », philosophe-t-elle.

Certes. Mais qu’en a-t-il été pour Hafsia Herzi à ses débuts dans le milieu du cinéma pas si bienveillant pour les jeunes actrices ? Lui est-il arrivé d’avoir à repousser des avances inappropriées ? « Ah non, pas du tout !, s’exclame-t-elle. J’arrivais des quartiers difficiles, je savais me défendre. Peut-être que ça se sentait. Je n’étais pas agressive, mais un peu quand même. Et puis, je ne parlais pas beaucoup, ne me mélangeais pas, ne fréquentais pas les soirées. Pour moi, c’était travail, travail, travail. Ma mère nous a élevés avec des valeurs. Je ne voulais pas la décevoir, elle avait assez de soucis comme ça. »

Souvenir traumatique

Si elle n’a pas été victime d’agressions sexuelles, en revanche, Hafsia Herzi a subi parfois « mépris et méchanceté ». Notamment sur un plateau de tournage lorsqu’une célèbre actrice l’a violemment prise à partie sur ses choix artistiques. « Fortement alcoolisée, mais ce n’est pas une raison, elle m’a hurlé dessus, me traitant de tous les noms, de p… et pire. » Ce que l’aînée reprochait à la cadette ? « De “faire ma timide” alors que j’avais tourné des scènes de sexe pour Le Roi de l’évasion, d’Alain Guiraudie, ou L’Apollonide. Souvenirs de la maison close, de Bertrand Bonello. » Longtemps, Hafsia Herzi a conservé un souvenir trauma­tique de cet épisode. Du manque de solidarité de la production et de la réalisation qui lui avaient demandé de ne pas ébruiter les faits. Mais aussi de l’équipe de tournage qui lui a tourné le dos. « À l’époque, je ne dirais pas que c’était courant, mais on ne nous laissait pas parler. Les réalisateurs avaient peur de ces acteurs qui ne supportent pas qu’on leur rentre dedans. » Les temps ont changé.

Polo à barrette et pantalon bleu nuit de l’administration pénitentiaire, démarche assurée, boots paramilitaires, bras légèrement écartés du corps, talkie-walkie et trousseau de clés qui tintinnabulent à la ceinture, visage de marbre, une dextérité inouïe à remonter un pistolet en pièces détachées ou à manier l’AK47, Hafsia Herzi telle qu’elle apparaît dans Borgo pourrait en découdre avec n’importe quel ponte du cinéma qui oserait l’agresser.

Grâce à l’expérience et au sport « qui forge le mental », elle a surtout appris à aborder le jeu différemment. Privilégier « l’intériorité des sentiments plutôt que la démonstration », mais aussi « savoir s’abandonner ». Et surtout, depuis qu’elle est maman, décliner les rôles trop sensuels auxquels elle a, c’est vrai, souvent été abonnée. « Être l’objet d’un désir, pff ! ça commençait à me saouler. » Ce qui l’intéresse désormais ? Des « person­nages qu’on a peu l’habitude de voir au cinéma et auxquels chacun peut s’identifier ». Comme dans La Petite Dernière, roman de Fatima Daas sur l’homosexualité féminine, pour lequel elle a eu un coup de cœur et qu’elle s’apprête à mettre en scène. Un sujet qui la touche, même si elle « n’est pas attirée par les femmes ». C’est ce cinéma qu’elle « aime et qui l’émeut ». Celui « des choses simples, celles qui en valent la peine ».

Le Figaro - le 17 avril 2024

PLAN DU SITE - © la FRAMAFAD PACA & CORSE- 2024 - Pour nous joindre