« On va isoler en prison les 100 plus grands narcotrafiquants »

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Dans un long entretien au quotidien Le Parisien - Aujourd’hui en France, le nouveau garde des Sceaux, Gérald Darmanin, détaille ses premières pistes d’actions dans un contexte politique et budgétaire incertain.


Propos recueillis par Olivier Beaumont, Nicolas Charbonneau et Jérémie Pham-Lê

À peine nommé, déjà sur tous les fronts. Le nouveau ministre de la Justice, Gérald Darmanin, multiplie les initiatives depuis qu’il est arrivé place Vendôme lundi 23 décembre. Trop peut-être ? « C’est ma méthode », assume-t-il, conscient que le temps joue peut-être contre lui, au moment où le gouvernement de François Bayrou est déjà sous la menace d’une motion de censure le 16 janvier.

Mercredi, jour de Noël, l’ancien locataire de Beauvau était au palais de justice d’Amiens (Somme), ensuite au centre pénitentiaire de Liancourt (Oise), pour décliner un discours « d’efficacité et de fermeté » de la justice. Le lendemain, il participait au 20 Heures de TF 1 pour annoncer l’allongement à 72 heures des gardes à vue pour les individus suspectés de féminicides et de violences sexuelles. Et ce dimanche, c’est à l’occasion d’une grande interview accordée à notre journal qu’il détaille sa feuille de route.

Quand il nous reçoit ce samedi matin, le garde des Sceaux s’arrête quelques instants devant la grande galerie de portraits de ses prédécesseurs. Il cherche, et trouve, celui de René Cassin, son modèle, qui avait rejoint de Gaulle en 1940 à Londres, et un des principaux rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Un regard aussi sur Robert Badinter. Pour s’inscrire dans leurs pas, Gérald Darmanin va cependant avoir fort à faire dans les prochaines semaines : défendre un budget dans un contexte de finances publiques exsangues, répondre à la menace grandissante des narcotrafiquants, mais aussi au problème de la surpopulation carcérale. Il nous détaille une première batterie de mesures, « rapides, simples, efficaces », se vante-t-il. Même si leur efficience devra se confronter au réel…

Sa méthode

« Mon bureau, c’est le terrain »

Vous demandez une justice plus rapide et plus ferme. Mais les Français ont l’impression d’entendre cette phrase en boucle à chaque nomination d’un nouveau garde des Sceaux…

Gérald Darmanin. La condition de la fermeté de la justice, c’est sa rapidité. Tout le monde dénonce la complexité de la procédure et le manque de moyens. Il y a du volontarisme à avoir. Quand j’étais à Bercy, on m’a dit que cela faisait quarante ans que personne n’arrivait à instaurer le prélèvement à la source, et pourtant on l’a fait au bout d’un an. Quand j’étais à Beauvau, on m’a dit que les Jeux olympiques seraient un chaos à sécuriser, et pourtant on a réussi sans aucune fausse note. Place Vendôme, je souhaite qu’il y ait un avant et un après. J’ai un certain nombre de propositions et je compte bien les mettre en œuvre. C’est pour cela que je vais me battre sur le plan du budget.

Quelle est votre méthode pour faire mieux que vos prédécesseurs ?

Mon bureau, c’est le terrain. C’est ma méthode. J’ai appris cela de mon expérience de maire, que l’on ne fait pas une bonne politique sans écouter les gens sur le terrain.

Vous à la chancellerie, Bruno Retailleau à Beauvau, quel message faut-il y voir ?

Les Français veulent qu’on travaille main dans la main. Ils ont raison. Nous faisons, Bruno et moi, de la politique pour les Français. Ce ne sera pas un duel, mais un duo. Chacun respectera les prérogatives de l’autre, et après quatre années au ministère de l’Intérieur, je connais ses contraintes.

Quels sont vos objectifs chiffrés pour le ministère de la Justice ?

La Justice, c’est 2 % du budget de l’État. On dit que l’État doit se serrer la ceinture. Mais cela fait plus de trente ans que la Justice fait des efforts. Cela n’aurait aucun sens de nommer un ministre de la Justice ministre d’État, de le mettre si haut dans l’ordre protocolaire, de me faire revenir au gouvernement, pour finalement ne pas me donner les moyens de mener mon action si attendue par les Français. Cette année, il faut que nous recrutions 1 600 personnels de justice supplémentaires. Il faut que cette trajectoire soit maintenue, notamment pour allouer des moyens à la lutte contre la criminalité organisée. Je vois dès lundi matin la ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin, que je remercie pour son écoute. Nous devons faire face aux trois murs devant nous, très inquiétants pour la nation.

Quels sont ces « murs » ?

Le premier, c’est la criminalité organisée et le narcobanditisme. Nous sommes dans un moment de bascule, où nous pouvons nous retrouver dépassés par ce fléau si inquiétant. Il faut mettre dans cette lutte les mêmes moyens que nous avons mis contre le terrorisme. Le deuxième mur, c’est la surpopulation carcérale. Il y a 82 000 détenus en France pour 60 000 places, ce qui représente une surpopulation de 30 %. Si nous ne faisons rien, dans quelques mois, on ne pourra plus mettre en prison les criminels qui ont violé ou tué. Enfin, le troisième mur, ce sont les délais d’audiencement. Il faut parfois attendre plusieurs années avant d’avoir un procès et ces délais se rallongent encore. Je suis là pour casser ces murs.

La lutte contre le narcotrafic

« Il faut nettoyer les prisons françaises »

Mais quelles sont vos solutions pour faire reculer le narcobanditisme ?

Il y a aujourd’hui 17 000 détenus liés au trafic de drogue dans nos prisons. Aucun Français ne comprend pourquoi certains continuent à diriger des trafics depuis leur cellule, à envoyer de l’argent et même à commander des assassinats. Comment un prisonnier comme Mohamed Amra a-t-il pu organiser son évasion depuis la prison ? C’est incompréhensible. Après son évasion, nous avions mené des perquisitions dans trois prisons et huit cellules et nous avions trouvé plus de 40 téléphones portables ! Ma première solution, c’est donc de nettoyer les prisons françaises. Cela passe par des opérations de saisies massives de téléphones portables. Ensuite, on va identifier les chefs de réseaux des organisations criminelles incarcérés. J’ai demandé à l’administration pénitentiaire de me faire la liste des 100 plus grands narcotrafiquants écroués, ceux susceptibles d’avoir des contacts avec l’extérieur pour poursuivre leurs activités criminelles, et nous les mettrons à l’isolement, comme on le fait pour les terroristes. Ce sera une sorte de most wanted des trafiquants de drogue en prison.

Mais ces détenus, lorsqu’ils sont identifiés comme chefs de réseaux, ne sont-ils pas déjà placés à l’isolement ? Des téléphones portables circulent aussi dans ces quartiers…

Ce ne sera pas un isolement « classique » mais un isolement inspiré du modèle appliqué aux plus grands terroristes que nous avons arrêtés. Aucun d’entre eux ne peut commander des attentats djihadistes. Nous allons faire pareil avec les trafiquants de drogue : tout comme les détenus radicalisés, nous allons identifier les plus dangereux et les isoler. Bien sûr, il y aura une question de places mais nous ferons des choix. Je suis dans un moment contraint. Chaque jour compte. Sans moyens, sans lois supplémentaires et sans construire une place de prison supplémentaire, je veux d’abord faire le choix de me concentrer sur les détenus qui dirigent les trafics et commandent des assassinats. Et on les connaît.

Quel serait l’apport d’un parquet national anticriminalité dans la lutte contre le narcobanditisme ?

Tout ce qui permet la spécialisation permet d’être plus efficace. On a eu une spécialisation du Parquet antiterroriste qui a montré son efficacité. Même chose avec le Parquet national financier pour les enquêtes fiscales et financières. Il serait donc étonnant que le narcobanditisme, qui est la grande menace pour la société, n’ai pas son propre parquet composé de magistrats experts. Il nous faut définir désormais exactement son périmètre et l’étendre, sans doute, à la criminalité organisée puisque tout est imbriqué.

Les prisons

« Nous sommes très mauvais pour traiter les premiers faits de délinquance »

Pour lutter contre la surpopulation carcérale, vous proposez des prisons « à taille humaine » pour les courtes peines. À quoi ressembleraient-elles ?

Au ministère de la Justice, les mots ne correspondent pas toujours au réel. Quand on dit que des justiciables sont condamnés à de la prison, dans certains cas, ils n’en font pas. Quand on dit que des détenus sont placés à l’isolement, ils continuent de communiquer avec l’extérieur. C’est en cela que les Français perdent confiance en la justice. Je veux remettre de la réalité derrière les mots. Pendant longtemps, la culture française était d’incarcérer les personnes qui ont commis les faits les plus graves. C’est normal qu’un violeur ou un tueur aille en prison. Mais nous sommes très mauvais pour traiter les premiers faits de délinquance, à cause d’une réponse pénale lente et d’un manque de places appropriées. Mon idée, c’est de faire écrouer les personnes condamnées à des peines courtes, voire très courtes, dans des lieux carcéraux de quelques dizaines de places au maximum pour un séjour de quelques mois, semaines, voire jours. On met sept ans pour construire une prison. Parce qu’il faut des miradors, des barbelés, des tranchées, et suivre un cahier de charges strict. Or, tout le monde ne mérite pas ce milieu carcéral-là. Ces nouvelles prisons seraient plus faciles à construire et plus acceptables pour les élus locaux.

On entend que les organisations criminelles envoient des candidats pour passer les concours de gardien de prison, et ainsi avoir la main sur ceux qui les surveilleront… Est-ce une réalité ?

Ce qui est certain, c’est que la corruption d’agents publics est un grand danger pour notre pays. C’est aussi vrai pour les policiers et gendarmes, les douaniers et pour tous ceux qui occupent des fonctions régaliennes. Il faut donc, comme dans la lutte antiterroriste, où nous avons écarté les agents islamistes et radicalisés, écarter les agents du narcobanditisme. Mais de mon expérience, on constate surtout qu’il y a peu d’agents corrompus et énormément d’agents menacés. Et je veux mettre fin aux menaces qui pèsent sur ces agents courageux.

Son action

« Pour des comparutions immédiates pour les mineurs »

Pensez-vous qu’il faille une énième réforme de la justice des mineurs ? Un jeune d’aujourd’hui est-il le même que celui d’il y a trente ans ?

Il y a deux évidences : un mineur n’est pas un majeur, mais un mineur de 2024 n’est pas celui de 1944. Devant ces deux évidences, on peut construire une réponse qui corresponde à une réalité : le rajeunissement de la violence. Je suis donc favorable à une évolution de la loi et je soutiens la proposition de loi du groupe Ensemble pour la République qui propose d’inverser l’excuse de minorité pour qu’elle ne soit plus a priori mais dans les mains du juge, et qu’on puisse avoir des comparutions immédiates pour les mineurs.

Vous avez évoqué une circulaire pénale. Vous savez ce que vous allez mettre dedans ?

Oui, elle sera publiée avant le 1 er janvier et transmise à tous les procureurs. Elle prévoit trois choses très simples. D’abord, la priorité absolue sur les dossiers de violences contre les personnes, avec tout ce qui relève du narcobanditisme, les violences contre les femmes et les enfants, les violences contre les forces de l’ordre. Ensuite, je souhaite que l’on tape systématiquement au portefeuille, par la confiscation et la vente des biens des délinquants. Et enfin, je vais abroger un certain nombre de circulaires précédentes pour simplifier l’action de la justice, qui est parfois engluée dans des recommandations contradictoires. Je prendrai en janvier une circulaire de politique civile et commerciale en soutien aux agriculteurs et aux entreprises en difficulté.

Plusieurs associations féministes ont estimé que votre nomination après l’affaire des viols de Mazan témoigne d’une déconnexion du monde politique. Eu égard aux accusations de viols pour lesquelles vous avez eu un non-lieu définitif. Que leur répondez-vous ?

Je demande à être jugé sur les actes. La garde à vue de 72 heures pour les féminicides et pour les agressions sexuelles envers les femmes, les associations la demandaient… je suis le premier garde des Sceaux à vouloir la mettre en place. Cette mesure que je viens d’annoncer a d’ailleurs été saluée par de nombreuses personnalités engagées sur ces sujets, comme Tristane Banon.

Êtes-vous favorable à l’instauration du non-consentement dans l’article pénal consacré au viol ?

Je suis favorable à tout ce qui permettra de protéger davantage les femmes. Donc, j’étudierai avec le plus grand sérieux la proposition de loi déposée dans ce sens. De même, nous devons tant faire pour protéger les enfants des violences, continent caché insupportable.

Le monde judiciaire

« Je suis un homme de respect et de dialogue »

En tant que ministre de l’Intérieur, vous vous êtes affiché lors de manifestations organisées par des syndicats de policiers durant lesquels des slogans tels que « le problème de la police, c’est la justice » ont été scandés. La justice est trop laxiste en France ?

Je ne regrette en rien d’avoir participé à cette manifestation. Je rappelle qu’elle avait été organisée à la suite de l’assassinat d’Éric Masson, brigadier de police mort sur un point de deal à Avignon en mai 2021 qui a laissé une veuve et des enfants. Il a été tué par le narcobanditisme. J’ai toujours soutenu les policiers et les gendarmes. Comme je soutiendrai toujours les magistrats, les greffiers, les agents pénitentiaires et la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse). Quand on est le chef d’une administration, on doit être le premier sur le terrain avec ses troupes et ne pas être celui qui commente derrière une télévision dans un salon doré.

Donc, il n’y a pas de laxisme dans la justice, ou une forme de culture de l’excuse en France ?

Je pense que le problème de la police, c’est les moyens de la justice. Il y a 250 000 policiers et gendarmes… pour 8 000 magistrats. Ce chiffre suffit pour comprendre le problème. Du reste, je sais qu’on devient magistrat par idéal, un idéal de justice. Je n’imagine pas qu’on puisse faire de la politique quand on est haut fonctionnaire ou personnel de justice. Ils ont tout mon soutien et ma confiance.

Vous comptez travailler main dans la main avec le Syndicat de la magistrature, qui n’a pas toujours été tendre avec vous, par exemple ?

Vous savez, alors ministre des Comptes publics, on ne me prêtait pas des accointances avec la CGT et SUD, et pourtant nous avons fait des choses formidables pendant trois ans. À Tourcoing, après trente ans de gauche, je ne peux pas dire que j’ai été accueilli à bras ouverts. Six ans après, j’ai été réélu au premier tour et je n’ai jamais eu une grève dans ma mairie. Je suis dans une démarche d’ouverture. Je travaillerai avec tous ceux qui veulent faire avancer la justice. C’est pour cela que dès le 24 décembre, lendemain de ma nomination, j’ai appelé l’ensemble des syndicats. Mes premiers rendez-vous seront pour eux. Je suis un homme de respect et de dialogue, avec les syndicats comme avec les avocats qui sont des acteurs indispensables du fonctionnement de la justice.

Maintenant que vous êtes garde des Sceaux, vous feriez le même message sur X que celui d’il y a quelques semaines concernant la supposée sévérité des réquisitions du parquet contre Marine Le Pen, dans l’affaire des assistants des eurodéputés du RN ?

Quand on est parlementaire, on est libre de sa parole. C’est l’esprit même de la démocratie représentative. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe une immunité, pour pouvoir s’exprimer au nom des Français. J’ai donc utilisé cette prérogative pour manifester un sentiment que beaucoup de gens pensaient également. Désormais, je n’ai plus la même fonction. Je suis garde des Sceaux.

Le risque de censure

« Chaque jour compte »

Comment fait-on pour se projeter quand on est dans un gouvernement menacé par la censure dans les prochaines semaines ?

Il aurait été plus reposant et moins risqué de ma part de ne pas entrer au gouvernement. Mais quand on est un responsable politique, il faut être responsable. Chaque jour compte. Et chaque jour on peut améliorer la vie des Français.

Vous incarnez avec Bruno Retailleau la ligne de fermeté régalienne de ce gouvernement. Cette ligne que réclament aussi les électeurs du RN. Marine Le Pen ferait une erreur en soutenant une motion de censure déposée par LFI ?

Ça serait incompréhensible. Comment ceux qui réclament plus d’autorité peuvent renverser un gouvernement qui défend justement ces valeurs et incarne l’ordre ? À part de vouloir le chaos…

Vous avez un modèle dans ce ministère ?

Bien sûr, on pense tous à Robert Badinter. Mais il y a aussi René Cassin. Il a été le ministre de la Justice du général de Gaulle et il est parvenu à démontrer l’inconstitutionnalité du régime de Vichy. Il a été le premier à souhaiter la citoyenneté des juifs et des musulmans en Algérie. Ce qui me touche dans mon histoire personnelle. Il a rédigé la Déclaration des droits de l’homme en 1946. Il est pour moi une source d’inspiration.

En moins d’une semaine, on a déjà le sentiment de vous voir déjà partout. Vous n’en faites pas trop ?

J’en ai tellement vu qui ne faisaient pas assez… C’est la méthode que j’employais déjà quand j’étais maire. Il faut savoir se déplacer, communiquer, écouter pour comprendre les problèmes du pays. C’est mon style. Il consiste à ne pas considérer que les postes qu’on me confie, c’est du livret A, ce n’est pas non plus être la reine d’Angleterre qui attend le prochain qui me remplacera. S’il y a un ministre de la Justice, c’est pour qu’il soit ministre.

François Bayrou arrive demain à Mayotte. On lui avait reproché ce fameux conseil municipal à Pau. Vous Premier ministre, vous seriez allé à Tourcoing en plein drame à Mayotte ?

Je comprends François Bayrou, il est très attaché à sa ville, comme je suis très attaché à Tourcoing. C’est un provincial qui sait écouter la province, contrairement à trop de gens qui écoutent Paris. On ne peut que se réjouir d’avoir un élu local implanté qui dirige le gouvernement de notre pays.

Nous n’en sommes qu’à la moitié de ce second quinquennat. Comment Emmanuel Macron peut-il tenir jusqu’en 2027 ? Beaucoup appellent à sa démission…

Emmanuel Macron connaît ma profonde loyauté et ma sincère fidélité. Elle ne lui a jamais manqué. Le président de la République est élu pour cinq ans par le peuple français, il est la clé de voûte de nos institutions. Les appels à sa démission sont donc foncièrement contre notre État de droit et la démocratie

Aujourd’hui en France - Le Parisien - le 30 décembre 2024

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