Intrusions, "livraisons" aux détenus : le calvaire des riverains de la prison de la Santé

Enquête. Depuis plusieurs mois, les habitants des rues qui entourent l’établissement pénitentiaire parisien ne peuvent qu’observer la multiplication des parloirs sauvages, des tirs de mortiers ou des projections de colis à destination des détenus.


Depuis plus d’un an, de curieux invités cohabitent avec les plantes et les arbustes soigneusement plantés par Joëlle* dans le petit jardin de sa résidence du boulevard Saint-Jacques, en plein cœur du XIVᵉ arrondissement de Paris. Régulièrement, cette habitante ramasse des cabas de supermarché, des sacs en plastique ou des filets de pommes de terre vidés de leurs tubercules, laissés à l’abandon entre ses pots de fleurs. Parfois, des kilos entiers d’oignons sont retrouvés au coin de son immeuble – leurs propriétaires n’ayant gardé que leur contenant. "Ils les remplissent de nourriture, d’objets électroniques, de cigarettes, de tout ce qu’ils veulent. Et puis ils les envoient dans la cour de la prison, et laissent les déchets ici", explique Joëlle. "Ils", ce sont les ombres que la résidente voit passer chaque soir ou presque sous son balcon, escaladant les grilles de son jardin avant d’enjamber le petit escalier en fer de l’école maternelle Jean-Dolent, puis d’atteindre les toits d’ateliers d’artistes donnant directement sur la prison de la Santé. Rénovée en 2019 avec le reste de l’établissement, la cour du lieu de réclusion donne désormais directement sur la rue, uniquement séparée par un chemin de ronde et de hauts murs de pierre. "Il y a des filles, des garçons, des jeunes et des moins jeunes, qui viennent à toute heure de la nuit lancer des colis aux prisonniers. Ils crient, nous réveillent, n’ont peur ni des habitants ni de la police", résume Joëlle.

A tel point que Régine, qui habite l’atelier d’artiste voisin, fuit Paris pour l’Ardèche dès qu’elle le peut. "Depuis la fin du mois d’août, j’ai des intrusions quotidiennes sur mon toit, je les entends toutes les nuits parler du prix des boulettes de shit et envoyer leurs livraisons. Ils ont fait de mon atelier leur boutique", se désespère-t-elle. Sur plusieurs vidéos, prises dans l’obscurité par les habitants, que L’Express a pu consulter, des jeunes se hissent par les jardins sur l’escalier de la cour de l’école maternelle, se passant des sacs et des colis, avant de s’installer sur les toits. "Si ce n’était pas si dramatique, ce serait presque fascinant à observer", raconte Peter*, un artiste argentin installé dans l'un des ateliers. En près de deux ans, l’homme a pris l’habitude de rentrer les perches en métal qu’il utilise pour son art, maintes fois volées par les lanceurs. Il a également eu l’occasion d’apprendre leur vocabulaire et leurs méthodes. "Je peux vous dire que la boulette est à 80 euros, qu’ils appellent ça des ‘comètes’, des ‘yoyos’, des ‘cerfs-volants’, des ‘lassos’… On les voit envoyer des choses côté prison, puis on voit les colis remonter dans les cellules via des sortes de cordes faites de sacs en plastique et reliées entre les fenêtres", raconte-t-il.

En ce mercredi soir de janvier, ces fameuses cordes bougent mollement depuis les barreaux des détenus, alourdies par la pluie. "Tire la corde, là, j’ai du mou !" est-il possible d’entendre depuis la rue, tandis que les condamnés tentent de relier ces bouts de ficelle de fortune. "On sait que les lanceurs vont venir, mais jamais à quelle heure. On ne dort plus, et quand on appelle la police, ils déguerpissent en courant", souffle Joëlle. Comme la plupart de ses voisins, la résidente a préféré témoigner de manière anonyme. "Quand je les croise, ils disent qu’ils ne vont rien me faire, sous-entendu qu’ils pourraient s’ils le voulaient. Et puis, une fois, j’ai entendu : ‘On va te tuer, la vieille’", soupire-t-elle. De son côté, Peter a retrouvé, un matin, sa voiture totalement saccagée, rétroviseurs et vitres cassés. Quelques jours plus tôt, l’homme avait longuement parlé avec la police pour les prévenir de cette présence indésirable sur son toit.


"On les voit, mais on ne peut rien faire"

Les résidents du boulevard Saint-Jacques ne sont pas les seuls à subir les nuisances consécutives à la rénovation de la prison. Le long des rues qui encadrent le centre pénitentiaire, plusieurs habitants racontent, audios et vidéos à l’appui, un quotidien fait de parloirs sauvages, d’insultes, d’allées et venues de voitures klaxonnant au milieu de la nuit, ou encore de tirs de mortiers. "C’est devenu insoutenable. J’ai voulu vendre mon appartement, mais il a perdu 25 % de sa valeur", déplore Ugo Boscain, président de l’association des riverains de la Santé, montée par des habitants épuisés. "On entend clairement les détenus en semi-liberté se targuer de ramener ‘de la bonne qualité’ avant de rentrer dans leur cellule, et on a même eu droit à un feu d’artifice le soir du Nouvel An", abonde Philippe*, un autre riverain, qui a par ailleurs observé des lancers intempestifs de paquets par-dessus le mur de la prison, parfois en plein jour.

Dans cette prison construite en plein cœur de la ville, qui hébergeait 1 059 détenus au 2 janvier 2024 – soit un taux d’occupation de 150 % –, l’envoi de ces colis est largement confirmé par les surveillants pénitentiaires, qui décrivent des conditions d’exercice de plus en plus déplorables. "Il y a des projections quotidiennes à l’intérieur de la prison. On demande depuis des années à ce que des filets de protection soient installés, mais rien n’est fait", regrette Nadia Labiod, secrétaire locale de l’Ufap-Unsa Justice. Selon elle, le personnel de la prison serait actuellement en sous-effectif, entraînant des conditions de travail plus que difficiles pour les agents restants. "Ils reviennent sur leurs vacances ou leurs jours de congé, ils n’ont plus de vie privée. Il manque au moins 20 % des agents", souligne-t-elle. Dans ces conditions, difficile de faire régner la loi. "On est en minorité sur la cour de promenade, donc on ne peut pas interférer, sauf en cas de bagarre. Il y a un surveillant affecté dans une guérite ainsi que des caméras, on voit les colis arriver, mais on ne peut rien faire", raconte Julien*, surveillant pénitentiaire à la Santé.

Chaque jour, ses collègues observeraient, impuissants, "des dizaines de colis" arriver dans la cour, puis être consommés directement par les détenus, cachés sous leurs vêtements ou envoyés par lasso dans les cellules. "On retrouve des chargeurs, des écouteurs, des clés Wi-Fi, des téléphones, de l’alcool, de la drogue, des couteaux en céramique. L’année dernière, ils ont même lancé du charbon pour faire des grillades !" raconte Julien. Une fois la promenade terminée, il garantit que des fouilles ont bien lieu dans les cellules et sur les détenus. "Mais le sous-effectif ne nous permet pas de fouiller systématiquement tout le monde, ce qui entraînerait d’ailleurs trop de tensions et de conflits… On comprend entre les lignes que c’est un moindre mal". Pour le 31 décembre, Julien témoigne ainsi de détenus en état d’ébriété, "qui festoyaient comme jamais" dans la cour de l’établissement. Au point que l’Ufap a distribué un tract aux personnels de la prison le 4 janvier, dénonçant "une quarantaine" de projections pour la seule journée de la Saint-Sylvestre. "Est-ce que la paix sociale à profusion de nos privatifs de liberté (sic) doit primer sur le fondement même de ce que sont la justice et la sécurité ?" interroge le syndicat dans ce document que L’Express a pu consulter.

"Une quarantaine" de colis pour le Nouvel An

Interrogée sur la question, l’administration pénitentiaire admet que "le phénomène des projections existe autour de Paris-La Santé", et précise que la lutte contre ce dernier "est un engagement constant de l’établissement et de l’administration pénitentiaire". "A ce titre, Paris-La Santé est en relation constante avec la préfecture de police pour offrir une réponse avec notamment une intensification des rondes de police", est-il ajouté. Une bien maigre réponse pour les riverains du quartier, qui ont plusieurs fois alerté les ministères de l’Intérieur et de la Justice, la préfecture de police de Paris, ainsi que la mairie et le commissariat du XIVᵉ arrondissement. Une action collective pour troubles anormaux de voisinage est en cours devant le tribunal administratif de Paris, pour laquelle 84 pièces justificatives ont été versées par les habitants. De son côté, la mairie du XIVᵉ indique à L’Express avoir investi "150 000 euros de travaux dans l’école maternelle Jean-Dolent, afin de renforcer ses grillages et d’encloisonner prochainement le fameux escalier de fer [par lequel passent les lanceurs]". "Les intrusions ont toujours eu lieu en dehors des horaires scolaires, et nous n’avons jamais récupéré de produits dangereux dans la cour de l’école, juste des déchets ou un poulet cuit, par exemple", tente de relativiser Amine Bouabbas, premier adjoint de la mairie du XIVᵉ arrondissement, chargé de l’éducation.

Alors que les riverains demandent au commissariat la mise en place de rondes permanentes autour de la prison – comme c’était le cas avant sa rénovation –, un courrier du préfet de police Laurent Nuñez datant du 10 août 2023 leur indique que ces rondes ont notamment été "remplacées par des caméras, dans le cadre de l’extension du plan de vidéoprotection de la préfecture de police". Ces caméras transmettent "en temps réel les flux vidéos au commissariat du XIVᵉ arrondissement, facilitant ainsi le repérage des comportements suspects et l’intervention des policiers", est-il ajouté. En complément, la préfecture de police de Paris précise à L’Express que la maison d’arrêt de la Santé fait partie "des points sensibles" du XIVᵉ arrondissement, et fait à ce titre "l’objet d’une vigilance particulière : rondes, patrouilles et contrôles effectués de jour comme de nuit par des équipes en uniforme ou en civil, et attention constante par vidéo-patrouille". Le commissariat local maintient également "un niveau d’attention élevé sur les abords du site afin de lutter contre les phénomènes de délinquance et les nuisances associées", indique la préfecture, qui admet que les effectifs de police peuvent être requis par des riverains ou des personnels du centre pénitentiaire pour "des jets de colis dans l’enceinte de la prison, des tirs de feu d’artifice ou de pétards, [ou encore] des personnes suspectes filmant l’extérieur de la prison". Enfin, un projet anti-intrusion, reposant sur la pose d’un filet horizontal afin de limiter les projections, serait "en cours d’étude". Depuis le 1ᵉʳ janvier 2022, 355 interpellations ont été effectuées par la police sur le secteur, dont 141 depuis le 1ᵉʳ janvier 2023.

  • Les prénoms ont été modifiés.

lexpress - le 09 janvier 2024

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