L’affaire Mohamed Amra électrise les débats entre la sphère judiciaire et l’univers carcéral. Deux mondes qui s’ignorent largement, les magistrats étant souvent accusés de mépriser les gardiens de prison
Evasion de « La Mouche » : juges et surveillants se renvoient la balle
— framafad paca corse (@WaechterJp) June 5, 2024
La sphère judiciaire et l’univers carcéral s’ignorent largement, les magistrats étant souvent accusés de mépriser les gardiens de prison @lopinion_fr pic.twitter.com/fnsBlatEKx
• Marie-Amélie Lombard-Latune
Saisie par le garde des Sceaux après l’attaque au péage d’Incarville qui a causé la mort de deux agents pénitentiaires, l’Inspection générale de la justice remettra son enquête d’ici la fin juillet. Elle doit permettre de « faire toute la lumière sur la prise en charge du détenu (Mohamed) Amra, et notamment en ce qui concerne le partage d’informations », a souhaité le ministre de la Justice. UNE JUGE LANCE tout de go : « Il faudra qu’on m’explique... Neuf téléphones en cellule, des quasi-commandes Uber Eats pour ses repas, des demandes de parloirs intimes... C’était la fête du slip ! L’administration pénitentiaire aussi est censée connaître ses détenus. Un peu trop simple de dire que les défaillances sur la surveillance d’Amra, c’est la faute des juges ! »
A l’opposé, les surveillants reprochent aux magistrats de garder pour eux les précieux éléments qu’apportent les écoutes ou sonorisations de cellule qu’ils ordonnent pour faire progresser leurs enquêtes. « Ces fameux tuyaux, cela vaut-il la vie de deux hommes ? », interroge Emmanuel Baudin, secrétaire général de FO Pénitentiaire.
L’affaire Amra, dit « La Mouche », est une tragique illustration de ces antagonismes. En 2022 et 2023, l’espionnage en prison du chef de bande, d’abord connu pour des vols dans sa région normande, permet de comprendre qu’il est monté en grade dans la criminalité organisée et semble continuer à piloter trafic de stupéfiants et règlements de comptes depuis sa cellule. Son nom apparaît dans une enquête ouverte à Marseille sur le meurtre commandité d’un concurrent dans le trafic de cannabis, kidnappé et retrouvé carbonisé dans une Renault Kangoo sur la commune du Rove, dans les Bouches-du-Rhône.
Un véritable « réseau Amra » commence alors à être mis au jour. D’où ce hiatus évident entre la dangerosité du caïd, aujourd’hui âgé de 30 ans, et les mesures de sécurité prises à son encontre. Plusieurs exemples illustrent ce décalage.
Détenus dangereux. En provenance des Baumettes, où il a été incarcéré après son séjour à La Santé, Mohamed Amra est transféré le 11 avril 2024 à Evreux où il doit bientôt comparaître pour divers vols et être interrogé par un juge de Rouen pour tentatives d’assassinat et d’extorsion de fonds. Problème, la maison d’arrêt d’Evreux n’est pas calibrée pour accueillir un tel profil. S’y entassent 287 hommes (pour une capacité théorique de 162 places) sous la surveillance de 51 agents. « Amra aurait dû atterrir au centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe, qui dispose d’un quartier pour détenus dangereux », assure un familier de la pénitentiaire.
Quelques jours avant que le commando n’attaque le fourgon cellulaire au péage d’Incarville, c’est le remue-ménage à la maison d’arrêt. Plusieurs barreaux de la cellule du détenu arrivé un mois auparavant ont été sciés. Il est alors décidé d’augmenter son escorte, qui passe de niveau 2 à 3 le jour du transfert fatal, le 14 mai, selon la même source pénitentiaire.
C’est donc bien la circulation de l’information qui est aujourd’hui au centre de l’inspection commandée par Eric Dupond-Moretti. Celle entre justice et administration pénitentiaire, d’abord, mais aussi celle entre policiers (qui écoutent puis transcrivent leurs interceptions) et magistrats (qui exploitent les comptes rendus pour leurs enquêtes) ainsi que la fluidité de la communication au sein même de la pénitentiaire.
Cloisonnement. « La pénit », comme on la surnomme, n’est pas totalement dépourvue d’yeux et d’oreilles pour scruter les faits et gestes d’un Mohamed Amra ou d’autres figures de la criminalité organisée. Mais le renseignement pénitentiaire, renforcé après les attentats de 2015, est d’abord focalisé sur la lutte contre le terrorisme et la radicalisation islamiste en prison. Moins sur les « stups » ou autres trafics. Néanmoins, il dispose de moyens pour savoir ce qui se trame dans les cellules ou les parloirs. Les « auxiliaires » – ces détenus employés dans différents services carcéraux et circulant donc beaucoup en détention – voire les détenus eux-mêmes, sont parfois très bien informés...
Dans le cas Amra, quelques éléments sur sa dangerosité grandissante semblent ainsi être remontés à l’administration. Ainsi, aux Baumettes comme à Evreux, il est soumis à un régime d’isolement judiciaire. En clair, sans détailler pourquoi, la justice a fait passer le message que malgré des condamnations jusqu’à présent relativement anodines, pour des vols, le pedigree d’Amra s’est alourdi. C’est ainsi qu’à la maison d’arrêt d’Evreux, le détenu avait été placé seul en cellule.
Aurait-il dû être classé « DPS », détenu particulièrement signalé ? En théorie oui mais, là encore, les impératifs divergent. Une telle étiquette entraîne une hausse substantielle de la sécurité, notamment lors des transferts. Mais un tel classement, dont le détenu est averti et qu’il est en droit de contester, peut aussi lui mettre la puce à l’oreille. La même ambivalence existe pour les brouilleurs de téléphones. Les installer limite les conversations des détenus avec l’extérieur. Mais empêche aussi de capter leurs communications et prive donc les enquêteurs d’une mine de renseignements.
La question des armes divise également. Les commandes de fusils-mitrailleurs, « tirant en mode rafale » précisait le trentenaire selon les écoutes, auraient-elles dû alerter sur des préparatifs d’évasion ? En principe, les magistrats sont tenus d’informer l’administration pénitentiaire d’un tel projet. Encore fallait-il que cette volonté de se procurer des armes ne soit pas plutôt liée aux divers « business » du caïd. Entre ce que prévoit le Code de procédure pénal et le bon vouloir des juges qui instruisent ces dossiers criminels ultrasensibles, il existe un fossé. Et une évidente méfiance, nourrie par les soupçons de corruption derrière les barreaux.
« C’est vrai que les relations ne sont pas toujours opérationnelles, polluées par des enjeux corporatistes et un monde judiciaire qui a tendance à se placer en surplomb », reconnaît un ancien directeur de l’Administration pénitentiaire. Cependant, ce cloisonnement entre tribunaux et prisons est aujourd’hui dénoncé. « Il doit être possible de mieux partager l’information », estime Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité Magistrats FO.
Au fil de sa montée en puissance, les dossiers d’instruction s’ajoutaient pour Amra. A Evreux d’abord, puis à Marseille et Rouen. Dans une gestion idéale, ils auraient dû être regroupés. « Mais, la logique quand des services sont en concurrence et espèrent le gros coup qui permettra de démanteler un réseau... », soupire un responsable de la police judiciaire.
Pour toutes ces mauvaises raisons, qui forment un puzzle inquiétant mais s’expliquent individuellement, Mohamed Amra a pu atterrir le 11 avril dans une maison d’arrêt peu sécurisée et, selon les premiers indices, préparer un mois durant son évasion.
@malombard X
L’Opinion - le 4 juin 2024