La justice à l'écoute

Trop peu pratiquée, la justice restaurative se montre pourtant salvatrice pour les victimes et leurs bourreaux. Groupes de parole, réparation financière... Le magistrat Antoine Garapon défend ses méthodes.


Propos recueillis par Lorraine Rossignol

Antoine Garapon

- **18 juillet 1952** : Naissance à Caen.

- **1982** : Soutient sa thèse sur le rituel judiciaire à l'Université Paris-2.

- **2008** : *Peut-on réparer l'histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah* (éd. Odile Jacob).

- **2004-2020** : Secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice (Ihej).

- **Depuis 2021** : Préside la Commission reconnaissance et réparation (CRR).

Une justice qui répare autant qu'elle punit : tel est le grand défi pour nos systèmes judiciaires modernes, et tel est le pouvoir effectif de la « justice restaurative », selon le magistrat Antoine Garapon, qui vient de publier *Pour une autre justice. La voie restaurative* (éd. PUF). L'ancien secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice (Ihej) est l'auteur d'une vingtaine d'essais remarquables sur la justice et le droit. Dans son dernier ouvrage, le magistrat démontre à quel point cette autre manière d'exercer la justice, complémentaire du traitement pénal, est porteuse d'espoir pour les victimes des crimes les plus graves (personnes innocentes atteintes dans leur intégrité physique et morale). Comme elle l'est, plus globalement, pour la paix sociale. Car cette justice réparatrice repose tout entière sur le pouvoir non seulement libérateur mais transformateur de la parole.


Pourquoi écrivez-vous, dans ce dernier livre, que la justice restaurative est une « révolution » ?


Parce que l'on découvre que la punition - mettre les gens en prison lorsqu'ils ont commis un crime - ne suffit pas. Si cela conforte et satisfait l'ordre social, cela ne répare pas les victimes de crimes les plus graves, que ce soit celles d'abus sexuels ou de crimes contre l'humanité, entre lesquelles je ne vois guère de différence fondamentale puisque, dans l'un et l'autre cas, c'est bien leur humanité qui a été attaquée. Et brisée. On ne parle pas ici de biens matériels volés ou détériorés que l'on pourrait restituer ou indemniser. On parle de quelque chose d'irréparable : de personnes aussi innocentes qu'inoffensives, détruites dans leur être, que les procès contre leurs malfaiteurs ne parviennent pas à « restaurer », et qui, dès lors, vivent « en exil » de la société. C'est en les y réincorporant, tout en leur permettant de recouvrer une souveraineté sur leur vie, que justice pourrait leur être véritablement rendue.

TELERAMA "La justice à l'écoute"


C'est à ce moment-là, montrez-vous, que la justice restaurative intervient...


Cette justice complémentaire de la procédure pénale ordinaire, reconnue en France par la loi Taubira du 15 août 2014, est encore très peu mise en application, du fait des résistances corporatistes qu'elle rencontre de la part de magistrats et d'avocats. Ses modalités peuvent prendre toutes sortes de formats, l'essentiel étant que les victimes soient au centre. Afin, par le biais des rencontres qu'elle organise selon des dispositions précises - que ce soit avec des auteurs d'infractions ou avec des tierces personnes, en maison d'arrêt ou dans des lieux banalisés -, de les conduire à partager leur expérience jusque-là non partageable. Tout l'enjeu est, en effet, de donner aux victimes la possibilité de parler non seulement des faits qu'elles ont subi, mais de raconter l'ampleur de leur dévastation, et ainsi de se reconstruire, elles qui sont, paradoxalement, les moins parties prenantes de procès qui les concernent pourtant en premier lieu.


Ce processus ne relève-t-il pas plus de la psychologie que de la justice ?


Il mobilise sans aucun doute un processus psychologique, mais, finalement, c'est bien lui qui parvient à rendre justice aux victimes. Grâce à la justice restaurative, l'œuvre de justice est, pour ainsi dire, accomplie. Car alors, seulement, ces victimes ont le sentiment d'avoir été entendues, comprises et reconnues dans leur humanité. Un sentiment que ne leur procure guère l'institution judiciaire avec sa froideur, voire sa violence procédurale. Ce qu'a clairement formulé Adèle Haenel : « Je ne veux rien d'autre que d'être réparée. Ce ne sont pas les 40 000 euros octroyés par la justice qui vont réparer dix ans de dépression, de rupture de lien avec ma famille.»


Le pouvoir de la justice restaurative est-il celui de l'empathie ?


Il s'agit de bien plus que d'empathie ! C'est le pouvoir de la parole dont on parle ici. Un pouvoir non seulement libérateur, mais véritablement transcendant, car transformateur dès lors que cette parole est donnée - et reçue, écoutée - de façon authentique et inconditionnelle, pour ainsi dire «gratuite» : sans autre nécessité ni finalité qu'elle-même, avec pour seul vecteur la considération de la dignité de toute vie humaine. La justice restaurative a pour substrat la reconnaissance de notre humanité, donc celle du bien et du mal qui y coexistent, où failles et fragilités peuvent se mêler, voire se confondre, malgré une innocence initiale commune. Cette forme de justice n'esquive pas le tragique de la condition humaine, là où le rituel du procès a tendance à le refouler derrière ses procédures.


Une façon d'en détourner les yeux ?


À l'image de la société. Aujourd'hui, en France, environ mille six cents homicides sont commis chaque année, et dix mille fois plus de violences sexuelles, au bas mot. Mais combien de ces actes sont-ils jugés ? Certes, les victimes d'abus sexuels portent rarement plainte - le viol est le seul crime dont la victime se sent coupable. Mais pourquoi ferme-t-on ainsi les yeux sur ces crimes, non pas « de masse», mais massifs, sur ces gestes dévastateurs commis sous le sceau de la «normalité» ? Peut-être parce que ces victimes ont un caractère «sacrificiel» nécessaire à la perpétuation de nos institutions, qu'il s'agisse de l'institution familiale, patriarcale, ecclésiastique...


C'est parce qu'elle regarde en face ces crimes parmi les plus monstrueux que la justice restaurative est si « réparatrice» ?


Après avoir déposé le fardeau de leur vie entravée en l'exprimant par les mots, les victimes dont l'intégrité a été brisée ont la possibilité de recommencer à vivre et d'accéder à la « chance du bonheur », selon les mots d'Albert Camus : «Que serait la justice sans la chance du bonheur ? », se demande l'écrivain dans un article de *Combat*, paru en décembre 1944. L'objectif de la justice restaurative est de leur permettre de sortir de leur condition autant que de leur statut de victime, ce que les procédures de la justice ordinaire ne leur permettent pas. Au contraire, la victime y est dépossédée de sa parole : de la police, qui recueille sa plainte selon son protocole, à son avocat, qui parle à sa place, en passant par le psychologue, par lequel elle est « expertisée », tous ces acteurs qui travaillent pour rendre le procès le plus juste et équitable possible lui soustraient son récit. Avec la justice restaurative, la victime se le réapproprie et ainsi reprend la main sur son destin.


Est-ce votre expérience au sein de la Commission reconnaissance et réparation (CRR) qui vous a conduit au constat de l'efficience de cette justice ?


Depuis plus de trois ans, je préside, en effet, cette commission, mise en place à l'automne 2021 par les congrégations religieuses, à la suite du rapport Sauvé établi par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase). Dans ce cadre, je participe personnellement à des entretiens de justice restaurative au caractère inédit en France, dont cette commission a construit collectivement le cadre : un format qui organise des rencontres entre des victimes d'abus sexuels et des citoyens de tous horizons (ex-pédiatre, ex-DRH, psychologues, avocats...), tous personnellement engagés et par ailleurs formés à l'écoute, et supervisés.


L'écoute permet donc à ces victimes de se réparer ?


Pas seulement. L'écoute, essentielle, et qui implique aussi le regard - ainsi que l'exprime très justement le titre du film de Jeanne Herry consacré à la justice restaurative, *Je verrai toujours vos visages* -, est un point de départ. Il nous faut ensuite évaluer avec les victimes l'étendue de l'impact de l'agression dans les différents secteurs de leur vie (intime, familial, social, professionnel et spirituel). Puis nous nous tournons vers la congrégation à laquelle appartenait l'agresseur et nous organisons une mise en contact. Mais les rencontres directes entre la victime et son agresseur sont rares, car dans la plupart des cas, ce dernier est décédé. Par ailleurs, toutes les victimes ne souhaitent pas cette confrontation éprouvante. La CRR fixe ensuite le montant de la réparation financière, que la congrégation est libre de payer, ce qu'elle fait dans la quasitotalité des situations. L'argent ne répare pas une vie dévastée, mais il symbolise la reconnaissance des préjudices causés par l'institution abusive.


La justice restaurative pose-t-elle fondamentalement la question du mal ?


Je le crois, du moins pour les crimes dont la CRR est chargée. La justice restaurative est confrontée à ce que j'appelle le nœud tragique de la justice. Nous sommes face à des criminels qui, pour la moitié d'entre eux, estime-t-on, ont commencé par être eux-mêmes des victimes. J'ai été frappé par cette tragédie lorsque j'étais juge pour enfants, dans les années 1980. Je voyais des parents faire subir à leurs enfants innocents les mêmes monstruosités que celles qui leur avaient été infligées. J'ai cherché des réponses dans les sciences sociales, dans la littérature, la philosophie, mais ce sont les tragiques grecs qui m'ont le mieux éclairé : Eschyle, avec sa trilogie de l'Orestie, ne parle que de ce mal qui se répète et se transmet.

À LIRE

*Pour une autre justice. La voie restaurative*, éd. PUF, 208 p., 18 €.

Pour être moins démunis face à lui, l'avènement de la justice restaurative, et la catharsis qu'elle permet, est-il incontournable ?

Cet avènement est en tout cas très souhaitable. D'autant plus que ces dispositifs de médiation, quelle qu'en soit la forme, ont un coût très modeste. Les intégrer systématiquement à nos processus de justice pourrait se faire d'autant plus facilement qu'avec la CRR, le modèle en est posé et son efficacité prouvée. Le principe d'une telle commission pourrait tout à fait s'appliquer au milieu du cinéma ou à celui des médias, s'ils voulaient rendre justice aux personnes qu'ils ont abîmées. Mais encore faut-il qu'ils le veuillent et que le monde de la justice, de son côté, débloque son imaginaire en acceptant de questionner ses pratiques pour les améliorer. Car la justice est un art pratique, avant d'être une institution.


La société appelle de ses vœux cette «révolution», soulignez-vous encore...


La justice restaurative s'inscrit dans un mouvement de fond que le philosophe Michaël Fœssel qualifie de «démocratie sensible». Un phénomène tel que \#MeToo montre la nécessité de penser la politisation de l'intime, lequel relève tout autant du champ politique que les questions de défense ou d'économie. Nos politiques ont le plus grand mal à trouver des réponses à cette aspiration de la société, qui suppose une participation de celle-ci, donc une horizontalité qui questionne le rapport à l'autorité. La justice doit y prendre sa part.

Telerama - N°3027 - le 16 avril 2025

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