Les lacunes de la politique carcérale de déradicalisation

En juin 2023, une mission interministérielle a évalué « la stratégie pénitentiaire de la lutte contre la radicalisation violente en milieu fermé ». Les conclusions de son rapport, révélées par l'Humanité, pointent de très sérieuses insuffisances.

Alors qu'il s'entraîne dans la salle de sport de la maison centrale d'Arles (Bouches-duRhône), le 2mars2022, Yvan Colonna est battu à mort par un codétenu. L'assassin du nationaliste Corse, Franck Elong Abe, appartenait à une catégorie répertoriée de prisonniers, les « terroristes islamistes » (TIS), soit « les personnes prévenues ou condamnées pour des faits de nature terroriste en lien avec l'islamisme radical, hors apologie ». Des détenus en principe surveillés comme le lait sur le feu par l'administration pénitentiaire. Ancien d'Afghanistan, Franck Elong Abe avait été condamné pour terrorisme en 2016. Placé en détention ordinaire à la centrale d'Arles, il se rapproche du nationaliste Yvan Colonna, qui, lors d'une promenade, ironise devant lui sur l’existence de Dieu. « Un blasphème», estime Elonbe, dont le procès pour assassinat doit en principe se tenir en 2025.

Dans la foulée de ce drame, une commission d'enquête de l'inspection générale de la justice (IGJ) est dépêchée sur les lieux et recommande, entre autres choses, l'évaluation de la prise en charge des détenus radicalisés. C'est à cette tâche que s'est attelée une mission conjointe de l'inspection des affaires sociales et de l'IGJ dont le rapport, remis à Matignon en juin 2023, est classé confidentiel. L'Humanité a pu en consulter la synthèse. Elle est particulièrement sévère.


STRATÉGIE EN TROIS AXES

Qu'ils soient incarcérés pour terrorisme islamiste (TIS) ou écroués pour des fait de droit commun mais surveillés en raison de leur profil radicalisé {rad.), l'administration pénitentiaire est confrontée à « une inflation rapide du nombre de détenus radicalisés », constate le rapport. Entre 2014 et 2016, on passe ainsi « de 100 à près de 1 700 personnes de ce type». « Dans un contexte marqué par l'urgence», à la suite de « tâtonnements successifs », une mission nationale de lutte contre la radicalisation violente a élaboré une «doctrine», procédé à des recrutements (480 postes sont dédiés à la lutte contre la radicalisation) et mis au point une «stratégie» qui repose sur trois axes: « détecter, évaluer, prendre en charge», explique le document.

Premier axe: la détection. À cette fin, une « grille d'évaluation nationale » est à la disposition des surveillants. « L’outil est connu, mais peu utilisé », constate la mission dans son rapport. Deuxième volet: l'évaluation. Elle est réalisée par des équipes pluridisciplinaires au sein de six « quartiers d'évaluation de la radicalisation » (QER,

cinq - sous-occupés-pour les hommes et un - saturé- pour les femmes, soit 56 places au total) et entend « définir un programme de prise en charge Individualisé visant le désengagement ». « Dispositifs pivots », les QER sont « confrontés à une hausse des détenus souffrant de troubles du comportement et de.fragilités psychiatriques », s'alarme la mission. Troisième axe: la prise en charge. D'une durée minimale de six mois, elle est confiée à sept « quartiers de prise en charge de la radicalisation » (QPR) dans lesquels, déplorent les rédacteurs du rapport, « les détenus passent le plus clair de leur temps seuls en cellule ». « Les entretiens ou activités propres aux QPR occupent une place résiduelle dans l'emploi du temps », tandis qu' « une partie significative des détenus refuse la prise en charge ».


"Les détenus des quartiers de prise en charge de la radicalisation passent le plus clair de leur temps seuls en cellule."


« L’administration centrale a tendance à renouveler systématiquement la prise en charge, (. . .) si bien que la durée moyenne de séjour en QPR augmente et atteint aujourd'hui dix-huit mais », constate le rapport. D'où un « glissement de la doctrine ». « Pensés initialement comme un sas de transition axé sur une prise en charge intensive et une durée brève, avec une visée de désengagement de la violence et de renonciation au prosélytisme, les QPR tendent en pratique à être utilisés par l'administration pénitentiaire comme un mode de gestion pérenne de la détention ». Avec, pour conséquences, « isolement social et familial », « lassitude à se raconter » et « assignation à une identité de détenu radicalisé pouvant alimenter un sentiment victimaire et un rejet des institutions, à rebours des objectifs visés ». Le tour pour un coût significatif.


« Rapportés à la centaine de détenus effectivement en QER-QPR en 2022, les moyens humains de surveillance directe correspondent à 246 euros par jour et par détenu, soit 2,6 fois plus que pour un détenu moyen », calcule le rapport, qui indique par ailleurs que « 25 % des postes de psychologues et d'éducateurs sont actuellement vacants, et 16 médiateurs du fait religieux sont en activité quand le besoin est estimé à 29 ».

LE DÉFI DU RETOUR À LA LIBERTÉ

« L'un des principaux défis dans les années à venir, qui dépasse au demeurant la seule administration pénitentiaire, est la réintégration dans la société française des personnes radicalisées sortant de détention », affirme la mission. Concernant les TIS - dont 97 sont sortis en 2022 -, l'administration pénitentiaire prévoit « un flux cumulé sur cinq ans de 264 sortants ». Pour les rad., « les flux de sortie sont également conséquents, environ 16 par mois, soit 150 à 200 par an ».

Qu'ils soient TIS ou rad., les sortants « présentent un profil socio-économique défavorable, combinant le plus souvent des facteurs de vulnérabilité multiples : un faible capital scolaire et culturel, une insertion professionnelle fragile, des bas revenus, un isolement social, des problèmes d'addiction et de santé mentale », constatent les auteurs du rapport, qui révèlent qu'un quart des sortants en Île-de-France sont sans domicile fixe. « Jusqu'à présent, il n'a été observé aucun cas de récidive terroriste de la part des détenus TIS ou rad. sortis de détention », se félicite la mission, notant que les cas de réincarcération (3 % ) relèvent de délits de droit commun ou de non-respect des mesures de surveillance. Mais, souligne-t-elle, « la préparation à la sortie constitue un point majeur de préoccupation ». Or, « avec un portefeuille moyen de 80 suivis par conseiller pénitentiaire d'insertion er de probation, les capacités d'action sont nécessairement limitées ».

Dix ans après l'attentat de Charlie Hebdo, dans un contexte de surpopulation carcérale record et d'instabilité politique généralisée, les conclusions alarmantes de cette mission interministérielle sont plus que jamais d’actualité.

ELISABETH FLEURY

L’Humanité, le 7 janvier 2025

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