Soins en prison : « Partout, nous constatons de multiples dérives », alertent des médecins

Tribune publiée dans le quotidien La Croix

Pascale Giravalli

Présidente de l’ASPMP, Association des Secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire

Béatrice Carton

Présidente de l’APSEP, Association des professionnels de santé exerçant en prison

Sœur Anne Lécu

Dominicaine, membre du bureau de l’APSEP


Des médecins en prison témoignent d’une inquiétante aggravation des conditions d’accès aux soins pour les personnes détenues en France, qui vont jusqu’à la privation de soins. Une situation derrière laquelle elles identifient une véritable volonté politique.


Depuis 1994, les soins somatiques en prison dépendent du ministère de la santé et non plus de la justice. Les soignants en milieu pénitentiaire sont donc tous salariés de l’hôpital public. L’esprit de cette réforme qui date de 30 ans est simple : les soignants n’ont pas à intervenir dans le parcours d’exécution des peines. Ils sont là pour soigner. Ils ne sont ni des experts ni des auxiliaires de justice au service de l’administration pénitentiaire.

Depuis quelque temps, la surpopulation galopante, la mutualisation des escortes pénitentiaires qui sont dédiées à « l’extraction » des personnes détenues au tribunal comme à l’hôpital, et depuis un an, un relèvement du degré de sécurité de ces escortes (à la suite de l’assassinat de deux surveillants d’escorte) qui entraîne une augmentation du nombre de surveillants pour une escorte, font qu’il est de plus en plus difficile d’emmener les personnes à l’hôpital quand ils en ont besoin.

À cela, il faut ajouter un déficit de médecins et surtout de psychiatres. Le nombre de personnels pénitentiaire comme de soignants est calculé sur l’effectif théorique de détenus et non sur l’effectif réel. Donc à 200 % de taux d’occupation… on a deux fois plus de travail. En résumé : trop de détenus, pas assez de soignants, pas assez d’escortes pour aller à l’hôpital, des mesures de sécurité renforcées.

De multiples dérives

Lors d’une assemblée générale exceptionnelle des associations de soignants en prison tant somatiques (APSEP) que psychiatriques (ASPMP), le 6 juin 2025, nous avons constaté de multiples dérives un peu partout. Ici, le directeur de l’établissement pénitentiaire décide qui doit aller en priorité à l’hôpital et qui ne peut pas y aller. Là, on renvoie en détention des personnes qui ont été hospitalisées et qui devraient rester à l’hôpital car « cela dure trop longtemps ». Ici, on impose une consultation de psychiatrie par télémédecine sans en parler au médecin généraliste qui est responsable de l’unité sanitaire. Là, dans un établissement à vocation très sécuritaire, on tente de demander aux infirmiers que la consultation soit doublée par la présence systématique d’un surveillant. Ici, tous les personnels doivent rentrer dans les lieux de détention avec des sacs transparents. Là, on oblige les personnes détenues à une fouille à nu après chaque consultation médicale. Ici, on impose aux soignants des horaires extrêmement réduits pour recevoir les détenus, horaires incompatibles avec leur travail.

Cette aggravation se produit d’un coup, et sur l’ensemble du territoire quels que soient les établissements concernés, comme s’il y avait une réelle volonté politique de ne plus considérer les soins des personnes détenues comme une priorité. Des médecins démissionnent. De l’avis de tous, c’est bien l’esprit de la loi de 1994 et l’indépendance professionnelle des soignants qui est remise en cause.

Comme solution à ces problèmes, l’administration pénitentiaire est convaincue qu’il faut déployer la télémédecine. Mais attention, tout ce qui relève des soins doit être piloté non par le ministère de la justice, mais par celui de la santé. Il faut laisser les soignants s’occuper des soins, et le ministère de la santé dans toutes ses dimensions (DGS, DGOS, ARS) doit venir en support aux équipes sur le terrain pour défendre les fondamentaux de nos pratiques que sont le respect de l’indépendance professionnelle inscrite dans la loi (article R.4127-5 du code de la santé publique), le respect du secret professionnel et de la confidentialité des soins, le respect des lieux professionnels (on ne soigne pas n’importe où mais dans l’unité de soins) et le respect des décisions professionnelles (nous décidons qui part à l’hôpital et si c’est urgent).

Cautionner le système

La télémédecine doit être pensée de façon précise et bornée : la télé-expertise peut être utile pour la dermatologie et la téléconsultation peut sans doute se développer pour les consultations d’anesthésie. Mais il ne faudrait pas que ce soit un prétexte pour offrir une médecine de seconde zone aux personnes que nous ne voulons plus toucher, sentir, côtoyer. Le soin est toujours lié à une présence du corps, et les dispositifs techniques ne doivent pas nous aveugler.

Enfin et surtout, n’oublions pas que les personnes détenues (dont la grande majorité ne sont pas dangereux, mais pris dans les rets de la misère) sortent un jour de prison. Et si la société les a suffisamment désespérées en les entassant à trois par cellule, sans douche quotidienne, avec des humiliations comme les fouilles à nu après chaque consultation, avec des visioconférences judiciaires et de la télémédecine, eh bien, oui, certains, désespérés, deviendront dangereux. Pour protéger la société, les plus démunis méritent une plus grande attention, c’est un grand principe de santé publique.

Nous, professionnels du soin en prison, sommes inquiets devant l’évolution des événements. Travailler en prison, c’est toujours se demander si l’on n’est pas une caution au système. Plus que jamais cette question est vive.

La Croix, le 23 juin 2025

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Le même jour, Le Figaro aborde le même sujet

«On ne peut plus soigner les détenus correctement» : les médecins de prison tirent la sonnette d’alarme


Manuella Binet

Elle a claqué la porte, à bout. La Dr Élisabeth Gravrand vient de démissionner de son poste de cheffe de l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP) de Brest, après dix-huit ans passés à soigner en prison. « On ne peut plus faire notre métier correctement dans les conditions actuelles, on ne fait que de la sous-médecine. C’est impossible de recevoir des soins de qualité en prison aujourd’hui », dénonce la médecin. Comme elle, de nombreux soignants quittent les USMP des maisons d’arrêt, las des conditions de travail de plus en plus détériorées, et encore dégradées par la surpopulation carcérale qui bat des records. Au 1er mai 2025, 83 681 personnes étaient détenues en France. Du jamais vu.

La situation est telle que les deux associations de soignants, l’APSEP (Association des professionnels de santé exerçants en prison) et l’ASPMP (Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire) ont tenu une assemblée générale extraordinaire, le 6 juin dernier. Plus de 150 soignants…


Le Figaro, le 23 juin 2025


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